À l’Italie


Cest la marque et la loi du monde périssable
Que rien de grand n’assied, avec tranquillité,
Sur un faîte éternel sa fortune immuable.

Mais, homme ou nation, nul n’est si haut porté
Qui ne puisse, au plus bas des chutes magnanimes,
Donner un mâle exemple à la postérité.

Toi qui, du passé sombre illuminant les cimes,
Emportais l’âme humaine en ton divin essor,
Ô fille du soleil, mère d’enfants sublimes !

Martyre au sein meurtri, qui palpites encor,
Toi qui tends vers des cieux muets et sans mémoire,
Dans un sanglot sans fin, Muse, tes lèvres d’or !

Souviens-toi de ces jours sacrés de ton histoire
Où tu menais le chœur des peuples inhumains
De leur ombre sinistre à ton midi de gloire ;

Où la vie ample et forte emplissait tes chemins,
Où tu faisais jaillir de la terre sonore
D’éclatantes cités écloses sous tes mains ;

Où le vieil Orient, baigné par ton aurore,
Comme ses rois anciens au berceau de ton Dieu,
Faisait fumer l’encens à tes pieds qu’il adore ;

Où, le cœur débordant de passions en feu,
D’Hellas, morte à jamais, tu consolais le monde ;
Où tu courais, versant ta lumière en tout lieu !

Oh ! Comme tu nageais, jeune, ardente et féconde,
Dans ces flots immortels chers à la volupté !
Comme tu fleurissais sur la neige de l’onde !

Les peuples abondaient autour de ta beauté,
Pleins d’amour, allumant leur pensée à tes flammes,
Emportant ton parfum qui leur était resté !

Comme ils ont écouté tes mille épithalames !
Comme ils ont salué ce long enfantement,
Cet essaim glorieux de magnifiques âmes !

Et comme tu disais impérissablement,
Sur des modes nouveaux, à la terre charmée,
T’élançant de l’Enfer jusques au firmament,

Des forêts de la Gaule aux sables d’Idumée,
Les Anges, les damnés et les pieux combats
Et la tombe d’un Dieu de tes chants embaumée !

Les siècles t’ont connue ; ils ne t’oublîront pas !
Depuis la sainte Hellas, où donc est la rivale
Qui marqua comme toi l’empreinte de ses pas ?

Ah ! Les destins t’ont fait une part sans égale !
Vois ! Dix siècles durant, des vieux soleils au tien,
La nuit silencieuse emplit tout l’intervalle !

Et des esprits sacrés mystérieux lien,
Colombe, tu portais sur l’onde universelle
Le rameau d’olivier à l’univers ancien !

Qui donc a su tenir, d’une puissance telle,
Trempé dans le soleil, ou plus proche des cieux,
Le pinceau rayonnant et la lyre immortelle ?

Abeille ! qui n’a bu ton miel délicieux ?
Reine ! qui n’a couvert tes pieds d’artiste et d’ange,
Dans un transport sacré, de ses baisers pieux ?

Mais puisque sur ce globe où tout s’écroule et change,
Vivante, tu tombas de ce faîte si beau,
Est-ce un gémissement qui lavera ta fange ?

Du jour où le Barbare, éteignant ton flambeau,
Ivre de ta beauté, sourd à ton agonie,
T’enferma dans l’opprobre ainsi qu’en un tombeau,

Bercés aux longs accents de ta plainte infinie,
Les peuples se sont fait un charme de tes pleurs,
Tant ta misère auguste est sur de ton génie !

Tant tu leur as chanté, dans tes belles douleurs,
Le cantique éternel des races flagellées,
Tant l’épine à ton front s’épanouit en fleurs !

Fais silence, Victime aux hymnes désolées !
Le silence convient aux sublimes revers,
Et l’angoisse terrible a les lèvres scellées !

Farouche, le front pâle et les yeux grands ouverts,
Laisse se lamenter les nations serviles ;
Sois comme une épouvante au sceptique univers !

Qu’il dise, contemplant de loin tes mornes villes,
Et tes temples muets, et ton sol infécond,
Et toi, tes longs cheveux souillés de cendres viles :

— Elle couve son mal en un repos profond ;
Elle ne pleure plus comme un troupeau d’esclaves ;
Et le fouet siffle et mord, et rien ne lui répond ! —

Mais plutôt, Italie ! ô nourrice des braves !
Sous ce même soleil qui féconda tes flancs,
Ne gis plus, le cœur sombre et les bras lourds d’entraves.

De tes plus nobles fils les fantômes sanglants
Assiègent ton sommeil d’impérissables haines,
Et tu songes tout bas : Les dieux vengeurs sont lents !

Les dieux vengeurs sont morts. Sèche tes larmes vaines ;
Ouvre le réservoir des outrages soufferts,
Verse les flots stagnants qui dorment dans tes veines.

Hérisse de fureur tes cheveux par les airs,
Reprends l’ongle et la dent de la louve du Tibre,
Et pousse un cri suprême en secouant tes fers.

Debout ! debout ! Agis ! Sois vivante, sois libre !
Quoi ! L’oppresseur stupide aux triomphants hourras
Respire encor ton air qui parfume et qui vibre !

Tu t’es sentie infâme, ô Vierge, entre ses bras !
Il ronge ton beau front de son impure écume,
Et tu subis son crime, et tu le subiras !

Ah ! par ton propre sang, ton noble sang qui fume,
Par tes siècles d’opprobre et d’angoisses sans fin,
Par tant de honte bue avec tant d’amertume ;

Par pitié pour tes fils suppliciés en vain,
Par ta chair maculée et ton âme avilie,
Par respect pour l’histoire et ton passé divin ;

Si tu ne peux revivre, et si le ciel t’oublie,
Donne à la liberté ton suprême soupir :
Lève-toi, lève-toi, magnanime Italie !

C’est l’heure du combat, c’est l’heure de mourir,
Et de voir, au bûcher de tes villes désertes,
De ton dernier regard la vengeance accourir !

Car peut-être qu’alors, sourde aux plaintes inertes,
Mais frappée en plein cœur d’un cri mâle jeté,
La France te viendra, les deux ailes ouvertes,

Par la route de l’aigle et de la liberté !

Collection: 
1889

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