À l’île de Jersey

 
Ile charmante et douce, ô Jersey ! Qu’en dis-tu ?
Voilà vingt ans, ton port par les vagues battu,
Accueillait des proscrits qui t’arrivaient de France.
Leurs fronts plissés mais non courbés par la souffrance,
Convenaient aux soldats de notre liberté.
Ils ne t’abusaient pas. Leur fière pauvreté
Demandait au travail de payer ton asile.
À ces vaillants, la vie ardue et difficile,
La lutte sous le ciel et l’exemple donné !
Beaucoup sont morts avant, hélas ! Que n’ait sonné
L’heure de la justice au cadran redoutable.

Tels qu’un troupeau de bœufs ayant perdu l’étable,
Voici d’autres proscrits maintenant, mais ceux-là,

Hormis leur lâcheté, rien ne les exila ;
Ceux-là sont des fuyards, des filous, des escarpes,
Des maires dont la boue a souillé les écharpes,
De vils banqueroutiers esquivés nuitamment,
Que l’extradition réclame. Sottement,
Ils se sont dénoncés eux-mêmes par leur fuite.
Ce sont les proscripteurs d’autrefois et leur suite !

O Jersey ! N’est-ce pas fait pour te bafouer ?
Où vinrent des martyrs, voir débarquer Rouher ;
Après Victor Hugo divinisant ta roche,
Voir pousser le bedon risible de Baroche ;
Voir Lebœuf, voir Drouin De Lhuys, voir ces valets
Dont pas un n’a payé même les faux mollets
Qu’il mettait pour aller aux bals des tuileries !
Sans doute, composant leurs mines attendries,
Ils te diront qu’ils sont ruinés, malheureux,
Que l’échafaud était déjà dressé pour eux,
Et qu’on les poursuivait, et qu’on voulait leur tête !
Ne les écoute pas. Ils mentent. La tempête
Peut-elle s’attaquer à de pareils goujats ?
C’est par le mépris seul que tu les replongeas,
O France ! Dans leur ombre et leurs louches ténèbres.
Tacher tes mains du sang de ces gredins funèbres,
Lever le fer des lois pour abattre un goret,
La tête de Baroche à prix ! On en rirait.
Pourquoi tuer Baroche, ô dieux ! La guillotine
Hésiterait devant ce tas de gélatine
Que Napoléon Trois avait fait sénateur !
Mais ces gâteux tombés de

toute la hauteur
De leur chaise-percée, ont l’amour-propre encore
D’être furieux si le peuple les ignore,
Et tout en se tenant prudemment à l’abri,
Ils aimeraient à voir l’horizon assombri
Les menacer, de loin, d’un tout petit nuage
Modestement chargé de foudres de louage ;
Cela les poserait auprès de leur portier ;
« Oh ! Pauvres gens ! » diraient les bonnes du quartier.
Non, le silence froid et digne des commères
Doit faire évanouir ces frivoles chimères.
On ne les plaindra pas ces sacs à millions,
Ajaxs en qui Daumier voit des tabellions
De village, échappés vivants des funambules,
Proscrits dont la patrie était les vestibules
De la chambre à coucher du héros de Sedan ;
Ils doivent tous aller où les neiges d’antan,
Où les pantins vidés, l’eau sale des cuisines !

Mais pourtant, ô Jersey ! Si poussant des racines
Dans ton sol généreux, ces hideux champignons
Osent parler d’honneur et font les compagnons,
Conduis-les brusquement devant le cimetière
Où ceux qui n’ont jamais courbé leur tête altière
Sont morts pour la justice et pour le droit sacré ;
Entr’ouvre un seul instant le tombeau vénéré,
Et poussant de la main ces ombres solennelles,
Confronte-les avec tous ces polichinelles !

10 octobre

Collection: 
1859

More from Poet

  • Par les soirs où le ciel est pur et transparent,
    Que tes flots sont amers, noire mélancolie !
    Mon coeur est un lutteur fatigué qui se rend,
    L'image du bonheur flotte au loin avilie.

    Que tes flots sont amers, noire mélancolie !
    Oh ! qu'il me fait de mal ton charme...

  • À Gustave de Coutouly.

    Vous dont les rêves sont les miens,
    Vers quelle terre plus clémente,
    Par la pluie et par la tourmente,
    Marchez-vous, doux Bohémiens ?

    Hélas ! dans vos froides prunelles
    Où donc le rayon de soleil ?
    Qui vous chantera le réveil...

  • Mademoiselle Valentine
    A les yeux clairs et le teint blanc ;
    Comme un calice étincelant,
    Elle ouvre sa bouche enfantine.

    Le rondeau, le sonnet galant
    Semblent croître sous sa bottine ;
    Mademoiselle Valentine
    A les yeux clairs et le teint blanc.

    ...

  • ... Mais je prendrais mon cour meurtri, mon coeur qui saigne
    Et je l'enfilerais, pareil à ceux qu'on voit
    Galamment transpercés et peints sur une enseigne,
    Avec ces mots : - Ici l'on mange, ici l'on boit !

    J'en ferais un hochet bien ciselé pour celle
    Dont la...

  • C'est toi, chère exilée ! Oh ! Laisse que j'adore
    Ta figure divine où rayonne l'aurore,
    Ô république, amour vivace de nos coeurs !
    La fosse où, dix-huit ans, de sinistres vainqueurs
    T'ont murée, est ouverte, et tu viens, souriante,
    Claire étoile aux rayons de qui...