Torses antiques

 
Le long des corridors aux murailles de pierre,
Les marbres déterres et dégages du lierre
Offrent leur grand désastre à la pitié des yeux.
Peuple autrefois sacré de héros et-de dieux,
Ils tombèrent, gardant leur attitude auguste.
La chute a fait rouler la tête loin du buste,
Mais il semble que l’âme, ayant quitté le chef,
Palpite encore autour du plus vague relief,
Ou que plutôt l’artiste,- inculquant sa pensée,
L’avait dans tout le corps noblement dispensée :
— De l’épaule à la hanche et du pouce à l’orteil
Apollon tend son arc et lance du soleil.
— Au tourment qui roidit ce nerveux pentélique,
Je sens durer l’effort d’une lutte athlétique.
— Ce tronc jeune, encor blanc comme un tronc de bouleau,
C’est Narcisse amoureux qui s’admire dans l’eau.
— Et je te reconnais, forme humaine et divine,
Aphrodite, c’est toi, le désir te devine :
De ta bouche un barbare a meurtri le dessin,

Mais tu me souris toute en la fleur de ton sein.
— Planté dans un fourreau comme un terme podagre,
Coureur de sangliers, tu vis, ô Méléagre !
Cette poitrine lisse et ces bras accomplis
Sont les tiens ; ce col droit portait un front sans plis.
— Je nomme Antinous les débris de ce torse :
Il eut seul tant de grâce unie à tant de force.
— Et sans doute cet autre au nonchalant contour,
C’est Bacchus glorieux célébrant son retour,
Ceint de pampre, appuyé sur le chœur qui l’acclame,
Le seul dont le corps mâle ait des ampleurs de femme.

On dirait qu’au sortir des mains qui les ont faits
Ces grands décapités n’étaient pas plus parfaits,
Et qu’obstinée à vivre en ce peu de matière
Leur beauté paraît mieux en ruine qu’entière !

Collection: 
1872

More from Poet

  •  
    Mon corps, vil accident de l’éternel ensemble ;
    Mon cœur, fibre malade aux souffrantes amours ;
    Ma raison, lueur pâle où la vérité tremble ;
    Mes vingt ans, pleurs perdus dans le torrent des jours :

    Voilà donc tout mon être ! et pourtant je rassemble...

  •  
    Tu veux toi-même ouvrir ta tombe :
    Tu dis que sous ta lourde croix
    Ton énergie enfin succombe ;
    Tu souffres beaucoup, je te crois.

    Le souci des choses divines
    Que jamais tes yeux ne verront
    Tresse d’invisibles épines
    Et les enfonce dans ton...

  • Ces vers que toi seule aurais lus,
    L’œil des indifférents les tente ;
    Sans gagner un ami de plus
    J’ai donc trahi ma confidente.

    Enfant, je t’ai dit qui j’aimais,
    Tu sais le nom de la première ;
    Sa grâce ne mourra jamais
    Dans mes yeux qu’...

  •  
    Toi qui peux monter solitaire
    Au ciel, sans gravir les sommets,
    Et dans les vallons de la terre
    Descendre sans tomber jamais ;

    Toi qui, sans te pencher au fleuve
    Où nous ne puisons qu’à genoux,
    Peux aller boire avant qu’il pleuve
    Au nuage...

  •  
    O vénérable Nuit, dont les urnes profondes
    Dans l’espace infini versent tranquillement
    Un long fleuve de nacre et des millions de mondes,
             Et dans l’homme un divin calmant,

    Tu berces l’univers, et ton grand deuil ressemble
    A celui d’une...