Théophile Gautier

 
      I

      Théophile Gautier ! poëte
      Au regard limpide et vermeil,
      Dont l’œuvre fut un hymne en fête
      A la vie ivre de soleil !

      A l’heure où la Mort en délire,
      Avec un regret insensé,
      Admire encor ton fier sourire
      Qu’elle éteint de son doigt glacé,

      Pardonne-moi, maître des charmes,
      Dont l’esprit s’enfuit vers le ciel,
      Si tu vois mes yeux pleins de larmes
      Devant toi, songeur immortel.

      Pardonne-moi si je te pleure,
      Car, ô maître, c’est l’humble ami
      Qui prie et sanglote à cette heure
      Auprès du lutteur endormi.

      Mais ma propre fierté s’irrite
      De s’attrister en ces douleurs,
      Et je sais qu’un tel deuil mérite
      Bien autre chose que des pleurs !

      Car, ô pur génie, âme immense
      Qu’emplissait la sainte beauté,
      A cet instant pour toi commence
      Une double immortalité.

      Et tandis que de ta poitrine,
      Déployant son aile de feu,
      Ce qui fut la flamme divine
      S’envole et retourne vers Dieu,

      Fier meurtrier de la nuit noire,
      Vainqueur du silence étouffant,
      Ton génie entre dans la gloire,
      Libre, superbe et triomphant.

      Cependant que tes filles pleurent
      Et que tes fils sont pleins d’effroi,
      Mornes comme ceux qui demeurent
      Après des hommes tels que toi ;

      Cependant qu’en ce triste bagne
      Songent leurs vivants désespoirs,
      Et cependant que ta compagne
      Pleure sous ses longs voiles noirs ;

      Artiste, créateur sans tache,
      Sage et patient ouvrier,
      Souriante, la Muse attache
      Sur ton front le divin laurier.

      Sereine et fixant sur ton livre
      Son regard clair comme un flambeau,
      A jamais elle te délivre
      De l’épouvante du tombeau.

      Et l’Envie aux dents de couleuvre
      A beau se plaindre et crier : Non !
      Elle fait briller sur ton œuvre
      Luxuriante, et sur ton nom,

      L’éclat lumineux et féerique,
      Le flamboiement mélodieux
      Qui sied au poëte lyrique
      Dans son triomphe radieux ;

      Et s’éveillant sous son doigt rose,
      Chanteur illustre et vénéré,
      Les clartés de l’apothéose
      Ruissellent sur ton front sacré !

      II

      Déjà la France, à qui nous sommes,
      Douce mère frappée au flanc,
      Dans le troupeau de ses grands hommes
      Choisit ta place au premier rang ;

      Et, te célébrant dans ses veilles,
      Elle te bénit, fils pieux,
      D’avoir égalé les merveilles
      Qu’enfantèrent nos grands aïeux.

      O fils d’Orphée et de Pindare,
      Instruit par eux dans l’art des vers,
      Qu’elle est belle, en ce siècle avare,
      Ton œuvre aux cent aspects divers !

      Ta jeune maîtresse la Rime,
      Qui fait toujours ce que tu veux,
      Te donne, prodigue sublime,
      Les diamants de ses cheveux ;

      Elle t’offre ces pierreries
      Qui semblent transir et brûler,
      Et l’on voit leurs flammes fleuries
      Dans ton poëme étinceler.

      Statuaire, que le vil piège
      De la chair appelait en vain,
      Tu sais du marbre au flanc de neige
      Faire jaillir un corps divin,

      Et ravir à la nuit fatale
      Son frissonnement enchanté,
      Et le vêtir, forme idéale,
      D’une invincible chasteté.

      Et la Nature, ô coloriste !
      Veut que tu prennes ses trésors :
      Diamant, rubis, améthyste,
      Et les bleus saphirs et les ors ;

      Et, par ton génie animées,
      Tu fais, pour enchanter nos yeux,
      Avec ces matières charmées
      Un mélange mystérieux !

      Russie, Égypte, Espagne, Grèce,
      Où les grands Dieux vivent encor,
      On voit, si tu veux qu’il paraisse,
      Tout le prodigieux décor :

      Vertes forêts, plaines moroses,
      Mers d’azur aux charmants reflets,
      Pics géants de neige, ciels roses,
      Montagnes aux flancs violets ;

      Et les grandes architectures,
      Où tous les arts sont mariés,
      Développent leurs lignes pures
      Et leurs détails coloriés,

      Temple à la blanche colonnade,
      Burg dont l’herbe envahit la cour,
      Cathédrale, palais de jade,
      Alhambra découpant le jour !

      En ce décor passent et vivent
      Des rois, des guerriers, des amants,
      Les justes, et ceux que poursuivent
      Les ailes des noirs Châtiments ;

      Toute la folle engeance humaine
      Dont le Destin fait son jouet,
      Tous les mortels tremblants que mène
      Amour avec son cruel fouet ;

      Et surtout, mille, mille femmes
      Jetant sur leurs mates pâleurs
      Des ors divins aux belles gammes
      Ou de vivants colliers de fleurs ;

      Vierges priant dans leurs alcôves,
      Et folles aux regards surpris,
      Dénouant leurs crinières fauves
      Sur les rouges damas fleuris ;

      Les unes pleurant comme un cygne,
      D’autres avec l’air irrité,
      Mais toutes laissant voir le signe
      De l’irrésistible Beauté.

      III

      La Beauté ! c’est le seul poëme
      Que tu chantas sous le ciel bleu,
      Grand porteur de lyre, et toi-même
      Tu fus sage et beau comme un dieu.

      Sans que rien jamais la courrouce,
      Un regard calme et contempteur
      Brillait dans ta prunelle douce ;
      On eût dit qu’un divin sculpteur,

      Dans son jardin planté de vignes,
      Épris du beau comme du bien,
      Avait pétri les nobles lignes
      De ton visage olympien.

      Ta barbe légère et farouche
      Tombait, soyeuse, en s’effilant,
      Pour encadrer ta belle bouche
      Aussi rouge qu’un fruit sanglant,

      Et comme au Zeus de l’ode ancienne
      Qui songe aux éternels devoirs,
      Ta chevelure ambroisienne
      Ruisselait en brillants flots noirs.

      Sur ton large visage austère
      Quelle douceur, mais quel mépris
      Pour tous les hochets de la terre
      Auxquels on attache du prix !

      Rhéteurs aux démarches hautaines
      Bâtissant un néant profond,
      Et se penchant vers les fontaines
      Pour remplir des urnes sans fond ;

      Orateurs dévorés de fièvre,
      Dans le carrefour éhonté
      Baisant de leur ardente lèvre
      L’ignoble Popularité ;

      Amants de l’or, pourris de plaies,
      Monnoyant l’angoisse et les pleurs,
      Blêmes, et comptant des monnaies
      Dans la nuit, comme les voleurs ;

      Ineptes don Juans de romance,
      Sous ses haillons d’or, en plein jour,
      Adorant tous, en leur démence,
      Le spectre fardé de l’Amour ;

      Maîtres des Odes éclatantes,
      Se résignant au rire amer
      Pour des foules plus inconstantes
      Que le flot fuyant de la mer ;

      O pasteur des rhythmes sans nombre,
      Comme tu regardais ces fous
      Acharnés à l’ombre d’une ombre,
      Avec un air pensif et doux,

      Toi qui t’asseyais sous un arbre
      En plaignant le cerf aux abois !
      Toi, l’amant des Nymphes de marbre
      Et de la source dans les bois,

      Qui donnais la richesse vile
      Et tout leur or matériel
      Pour une âpre strophe d’Eschyle,
      S’envolant terrible en plein ciel !

      Toi qui, dans ton cœur invincible,
      N’eus pas d’autre rêve étoilé
      Que de lire la grande bible
      Et de voir dans le ciel fermé !

      Toi qui, dans ta candeur sincère,
      Souriais, ignorant du mal,
      Et qui remplissais ton grand verre
      Avec le vin de l’Idéal !

      IV

      Reprends-les, ce divin sourire
      Et ce verre où ta lèvre but,
      Car voici l’heure de te dire,
      Maître, non : Adieu, mais : Salut !

      Oui, sois le bienvenu, poëte,
      Parmi ceux que nomme les siens
      La Muse qui fut leur conquête ;
      Car tu ne t’en vas pas, tu viens !

      Fier de ton renom qui te vante,
      Tu viens vers la postérité,
      Ayant sur ta lèvre vivante
      L’inéluctable vérité,

      Et dans ta main mystérieuse
      Apportant, vainqueur du tombeau,
      Toute une œuvre victorieuse
      Où resplendit l’éclat du Beau !

      Au festin de la poésie,
      Où chacun, levant son bras nu,
      Boit le nectar et l’ambroisie,
      O chanteur, sois le bienvenu !

      Toi qui, pareil à Véronèse,
      Parmi les satins et les fleurs,
      Fais resplendir en ta fournaise
      Les femmes aux belles couleurs !

      Toi qui, dans un temps qui végète,
      Nous fais songer aux chœurs dansants
      Qui bondissaient sur le Taygète,
      Avec tes vers éblouissants !

      Toi qui, savant aux hardiesses,
      Peux, comme Myron et Scyllis,
      Tailler l’image des Déesses
      Dans le marbre pareil au lys !

      Toi qui sus donner à la prose
      Le prisme durable et charmant
      Que traverse un éclair de rose,
      Et le poli du diamant !

      Toi qui répands de ta main pleine
      Toute une riche floraison !
      Dernier fils du chantre d’Hélène !
      Ame, sagesse, esprit, raison,

      Amant du beau, du vrai, du juste,
      Règne parmi les Dieux de l’art,
      Et viens prendre ta place auguste
      Entre Rabelais et Ronsard !

23-24 octobre 1872.

Collection: 
1843

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