Lorsque Sennachérib eut vaincu la Chaldée
Et que sa gloire y fut solidement fondée,
Il emmena captif tout le peuple. Aux plus vieux
L’on coupa les deux mains et l’on creva les yeux ;
Le reste lui bâtit des palais dans Ninive.
Or, un jour qu’il passait à cheval sur la rive
Du Tigre, en habit d’or de perles constellé,
Il vit un grand vieillard, aveugle et mutilé,
De l’ancienne victoire épouvantable preuve,
Que deux beaux jeunes gens conduisaient près du fleuve
Et semblaient entourer d’un respect filial.
Le roi Sennachérib arrêta son cheval
Et, tout en s’appuyant d’une main sur la croupe,
Longtemps et tout pensif il contempla ce groupe.
Le plus jeune des fils du vieillard étranger
Lui présentait du pain et le faisait manger,
Et l’aîné, le guidant avec un soin servile,
Lui décrivait tout haut les beautés de la ville.
Car, pour le pauvre infirme, errant par les chemins,
L’un avait des regards et l’autre avait des mains.
Le roi remit au pas sa bête reposée ;
Mais en passant la main sur sa barbe frisée,
Il songeait :
« Cet esclave a de bons fils. Pourquoi
Suis-je jaloux de lui ? N’en ai-je donc pas, moi ?
Les nombreux descendants de ma race prospère
Entourent de respect leur seigneur et leur père.
Pourquoi de leur amour ne serais-je pas sûr ?
Je les ai faits puissants et riches dans Assur ;
Je leur ai confié d’immenses satrapies ;
Quand j’ai vaincu les Juifs et les Mèdes impies,
J’ai donné ce butin splendide à mes enfants ;
N’ont-ils point des chevaux, de l’or, des éléphants,
Des femmes, des palais de granit, où les mène
Un chemin de taureaux ailés à face humaine,
Toutes les voluptés possibles sous leurs pas ?
Je les comble. Pourquoi ne m aimeraient-ils pas ?
Je dois être aimé d’eux ainsi que je les aime,
Des deux aînés surtout, mes deux préférés même,
Ceux qui marchent toujours aux côtés de mon char,
Mon fils Adraméleck et mon fils Sarrazar,
Qui gouvernent sous moi mon empire et le gèrent. »
Cette nuit-là, ses deux fils aînés l’égorgèrent.