Recueillements poétiques/L’Avenir politique en 1837

 
Comme un vaisseau qui marche sans boussole,
L’humanité flotte au sein de la nuit,
Cherchant des yeux le phare qui console
A l’horizon où nul flambeau ne luit ;
Et l’équipage épouvanté répète
Au mousse assis à la pointe des mâts :
« Toi dont l’œil perce à travers la tempête,
Enfant des mers, ne vois-tu rien là-bas ? »

Interrompant la chanson qui commence.
Le mousse alors répond au matelot :
« Je ne vois rien qu’un océan immense
Où chaque siècle est perdu comme un flot :
Gouffre sans fond qu’un ciel d’airain surplombe,
Tombeau des mois, des cités, des États.
— L’arche du monde attend une colombe ;
Enfant des mers, ne vois-tu rien là-bas ?

— Je vois au loin lutter contre l’orage,
Sur un radeau, d’infortunés proscrits,
Lambeaux sacrés d’un immortel naufrage,
De la Pologne héroïques débris ;
Peuple qui vient, la poitrine meurtrie,
A nos foyers raconter ses combats.
— Aux exilés Dieu rendra la patrie !
Enfant des mers, ne vois-tu rien là-bas ?

— Je vois le Nord fondre comme un corsaire
Sur l’Orient, vieillard sans avenir,
Qui dans le sang du fougueux janissaire
Baigna ses pieds et crut se rajeunir.
Quel bruit semblable à la foudre qui roule
A notre oreille éclate avec fracas ?
— Sur l'Alcoran c’est le sérail qui croule.
Enfant des mers, ne vois-tu rien là-bas ?

— Je vois encore une terre féconde,
Où l’oranger fleurit près des jasmins,
Terre d’amour qu’un soleil pur inonde
Et que ses fils déchirent de leurs mains.
C’est le démon de la discorde infâme...
Mais Dieu sur lui vient d’étendre son bras :
Il tombe et meurt sous les pieds d’une femme.
— Enfant des mers, ne vois-tu rien là-bas ?

Quels sont ces bords ? — C’est la belle Ausonie ;
De l’étranger j’y vois fumer les camps :
Le despotisme enchaîne son génie,
Et dort tranquille au pied de ses volcans.
Mais le Vésuve, indigné d’être esclave,
Brise ses flancs et vomit des soldats :
La liberté bouillonne dans sa lave.
— Enfant des mers, ne vois-tu rien là-bas ?

D’un monde usé pourquoi parler sans cesse ?
Signale-nous ce monde généreux,
Frais d’avenir, d’amour et de jeunesse,
Des cœurs aimants doux espoir, rêve heureux.
Mille parfums enivrent cette terre :
Des fruits partout ! des fleurs à chaque pas !
De l’avenir, toi qui sais le mystère,
Enfant des mers, ne vois-tu rien là-bas ?

— Oui, le voilà ! je l’entrevois dans l’ombre ;
Nul pas humain n’a profané ses bords :
Courage, amis ! en vain la nuit est sombre,
En vain l’éclair embrase nos sabords.
De ce vieux monde oublions les mensonges,
Les noirs fléaux et les soleils ingrats :
Dieu va semer le bonheur sur nos songes.
Marchons toujours, le bonheur est là-bas. »

Ainsi toujours sur la mer éternelle
L’humanité promène un œil hagard :
Ce jeune mousse, ardente sentinelle,
C’est toi, poète au dévorant regard.
Quand l’équipage à genoux pleure et prie,
Quand matelots et pilote sont las,
Prophète aimé, Dieu par ta voix leur crie :
« Marchez toujours, le bonheur est là-bas ! »

Collection: 
1837

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