Rayons perdus (1869)/L’Image

Si je veux abuser mon cœur
D’une autre image que la sienne,
Peu à peu, tristement moqueur,
Il retrace l’image ancienne.

C’est un pêle-mêle inouï,
Où tous les traits viennent se fondre,
Et le fantôme évanoui
Ressuscite pour me répondre.

Je vois ses yeux bruns d’autrefois,
Ses cheveux blonds, son cher sourire,
Je frémis encore à sa voix
Comme au vent frémit une lyre.

Tout ce qui m’enchantait jadis
Reprend de nouveau forme & vie,
Et, devant moi, le paradis
S’ouvre, qui m’avait tant ravie !

Hélas ! hélas ! il est fermé,
Ainsi que j’en eus le présage,
Et celui que j’ai tant aimé,
Lui-même a changé de visage.

Moi seule puis me souvenir
De tout ce qui m’avait séduite,
Moi seule encor puis revenir
À la félicité détruite.

Car celui que j’aimais est mort.
— Ô la triste & bizarre épreuve !
Je puis le pleurer sans remord,
De son vivant je suis sa veuve.

Collection: 
1869

More from Poet

  • Passer tout près, passer et regarder de loin,
    Et frémir sans oser continuer la route,
    Et refouler, de peur d’un indiscret témoin,
    Ces derniers pleurs, tout prêts à couler goutte à goutte !

    De lourds nuages gris que l’éclair déchirait
    Cachaient tout l’...

  • La vie est si souvent morne & décolorée,
    À l’ennui l’heure lourde est tant de fois livrée
    Que le corps s’engourdit,
    Et que l’âme, fuyant les épreuves amères,
    S’envole & vient saisir à travers les...

  • Ô les charmants nuages roses,
    Les jolis prés verts tout mouillés !
    Après les vilains mois moroses,
    Les petits oiseaux réveillés
    S’envolent aux champs dépouillés.

    Tout là-haut ce n’est que bruits d’ailes,
    Rendez-vous, murmures, chansons ;
    Aux toits...

  • Lors de ma dix-septième année,
    Quand j’aimais & quand je rêvais,
    Quand, par l’espérance entraînée,
    J’allais, riant des jours mauvais ;
    Quand l’amour, ce charmeur suprême,
    Endormait le soupçon lui-même
    Dans mon cœur craintif & jaloux ;
    Quand je n’...

  • Rentrez dans vos cartons, robe, rubans, résille !
    Rentrez, je ne suis plus l’heureuse jeune fille
    Que vous avez connue en de plus anciens jours.
    Je ne suis plus coquette, ô mes pauvres atours !
    Laissez-moi ma cornette & ma robe de chambre,
    Laissez-moi les porter...