Psyché (Laprade)/Invocation

 
Il est une vallée où l’harmonie habite ;
Un dieu veille à sa porte, à nos pas interdite :
L’esprit seul dans son vol, emporté loin du temps,
Aux clartés de l’amour l’entrevoit par instants :
Quel que soit le doux nom dont chaque âge la nomme,
Sa pensée est vivante au fond du cœur de l’homme ;
Mais à la contempler nul ne peut définir
Si c’est une espérance ou bien un souvenir,
Tant l’âme balancée en sa plainte secrète
Flotte entre ces deux mots : J’attend, et je regrette.
Chaque peuple a rêvé ce merveilleux jardin,
Soit qu’avec Jéhovah il ait connu l’Eden,
Soit qu’aux pieds de l’Olympe une lyre sacrée
Lui chante l’âge d’or de Saturne et de Rhée,
Ou qu’enfant, sous la tente, il aime à s’endormir
Bercé par les Péris des songes de Kashmir.

Là, fleurissent toujours, sur l’arbre de science
Le bien, le vrai, le beau, unique et triple essence,
Et, dans l’or du feuillage, aux Grâce réunis,
Là des blanches vertus les essaims font leurs nids
Avant d’aller chanter leur mélodie auguste
Sur le front de la vierge et dans l’âme du juste.
C’est là qu’avant le jour de leurs aveux charmants
S’étaient choisis déjà les couples des amants ;
C’est de là qu’à la voix du poëte ou du sage
Descendent dans nos nuits la pensée et l’image ;
Là que tout chant sublime a résonné d’abord
Avant qu’un luth mortel en répéta l’accord.

Les graines de nos fleurs ont mûri dans ce monde ;
L’art est un rameau né de sa sève féconde.
Là-haut furent cueillis, sur les prés en émail,
Le mystique rosier qui flamboie au vitrail,
L’acanthe et le lotus, qu’en légères couronnes
L’Ionie a tressés aux faîtes des colonnes.
Avant qu’un ciseau grec et qu’un pinceau romain
Les fixât pour toujours sous l’œil du genre humain,
Les vierges au long voile et les nymphes rivales
Là-haut menaient en cœurs les danses idéales,
Et suspendant leurs jeux, là, ces filles du ciel,
Ont posé devant vous, Phidias, Raphaël !
Là, sur ton aile d’or, vers l’infini guidée,
Tu montais, ô Platon ! au séjour de l’Idée :
C’est là qu’à son amant Béatrice a souri,
Et là son regard d’aigle, ô Dante Alighieri !
T’emportant dans sa flamme à travers les dix sphère,
T’a du monde divin révélé les mystères.

C’est là qu’enfin Psyché vécut son premier jour
Tant qu’avec l’innocence elle garda l’amour ;
Comme en un lit joyeux de fleurs et de rosée
Par le souffle divin l’âme y fut déposée,
Et près d’elle éveillés dans l’herbe de ce sol,
Du bord de son berceau mes chants prendront leur vol.

Mais au seuil de ton œuvre inscris donc la prière,
Et dis en commençant d’où te vient la lumière,
O poëte ! malheur aux hymnes qui naîtront
Sans que le nom d’un dieu soit gravé sur leur front !

Je sais trois sœurs au Ciel qui, les mains enlacées,
Font jaillir sous leurs l’or des bonnes pensées ;
La Grèce en adora les corps chastes et nus,
Beaux vases qui cachaient des parfums inconnus.
C’est vous, entre vos bras je m’abandonne, ô Grâces !
C’est vous qui vers le but portez les âmes lasse ;
Vous par qui les présents de Dieu nous sont comptés ;
Vous qu’on appelle mieux du nom de Charités.
Par vous, de l’homme au ciel et du Ciel à la terre,
Se fait du double amour l’échange salutaire,
Le cœur vous doit son aile, et l’esprit son flambeau :
Sans vous tout homme reste incapable du beau.
La sagesse avec vous n’a jamais le front triste ;
L’œuvre abonde et sourit sous les doits de l’artiste :
Grâces, en qui j’ai foi, saintes filles de Dieu,
Touchez, touchez mon front de vos lèvres de feu.

Ah ! l’inspiration n’appartient à personne,
Pas plus qu’à ce rameau, dont la feuille résonne,
Le vent qui le caresse et qui le fait chanter,
Et le Dieu qui la donne est libre de l’ôter.
Nul ne peut devancer l’heure par vous choisie,
O Grâces ! pour verser en lui la poésie.
Mais l’artiste pieux, au cœur pur et sans fiel,
Peut, à force d’amour, vous arracher au Ciel.
Venez donc ! vous savez si l’art m’est chose sainte,
Si j’ai touché jamais à la lyre sans crainte,
Si j’attends rien de moi, si l’orgueil me nourrit…
Et dans quel tremblement j’invoque ici l’esprit,
O Grâces ! descendez, belles vierges antiques,
Formez autour de moi vos cadences mystiques,
Et qu’en un même accord, sur trois modes divers,
La douceur de vos voix coule à flots dans mes vers.

Collection: 
1832

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