Promenade

S’il m’arrive un matin et par un beau soleil
De me sentir léger et dispos au réveil,
Et si, pour mieux jouir des champs et de moi-même,
De bonne heure je sors pour le sentier que j’aime,
Rasant le petit mur jusqu’au coin hasardeux,
Sans qu’un fâcheux m’ait dit : « Mon cher, allons tous deux ; »
Lorsque sous la colline, au creux de la prairie,
Je puis errer enfin, tout à ma rêverie,
Comme loin des frelons une abeille à son miel,
Et que je suis bien seul en face d’un beau ciel ;
Alors… oh ! ce n’est pas une scène sublime,
Un fleuve résonnant, des forêts dont la cime
Flotte comme une mer, ni le front sourcilleux
Des vieux monts tout voûtés se mirant aux lacs bleus !
Laissons Chateaubriand, loin des traces profanes,
À vingt ans s’élancer en d’immenses savanes,
Un bâton à la main, et ne rien demander
Que d’entendre la foudre en longs éclats gronder,
Ou mugir le lion dans les forêts superbes,
Ou sonner le serpent au fond des hautes herbes ;
Et bientôt, se couchant sur un lit de roseaux,
S’abandonner pensif au cours des grandes eaux.
Laissons à Lamartine, à Nodier, nobles frères,
Leur Jura bien-aimé, tant de scènes contraires
En un même horizon, et des blés blondissants,
Et des pampres jaunis, et des bœufs mugissants,
Pareils à des points noirs dans les verts pâturages,
Et plus haut, et plus près du séjour des orages,
Des sapins étagés en bois sombre et profond,
Le soleil au-dessus et les Alpes au fond.
Qu’aussi Victor Hugo, sous un donjon qui croule,
Et le Rhin à ses pieds, interroge et déroule
Les souvenirs des lieux ; quelle puissante main
Posa la tour carrée au plein cintre romain,
Ou quel doigt amincit ces longs fuseaux de pierre,
Comme fait son fuseau de lin la filandière ;
Que du fleuve qui passe il écoute les voix,
Et que le grand vieillard lui parle d’autrefois !
Bien ; il faut l’aigle aux monts, le géant à l’abîme,
Au sublime spectacle un spectateur sublime.
Moi, j’aime à cheminer et je reste plus bas.
Quoi ! des rocs, des forêts, des fleuves ?… oh ! non pas,
Mais bien moins ; mais un champ, un peu d’eau qui murmure,
Un vent frais agitant une grêle ramure ;
L’étang sous la bruyère avec le jonc qui dort ;
Voir couler en un pré la rivière à plein bord ;
Quelque jeune arbre au loin, dans un air immobile,
Découpant sur l’azur son feuillage débile ;
À travers l’épaisseur d’une herbe qui reluit,
Quelque sentier poudreux qui rampe et qui s’enfuit ;
Ou si, levant les yeux, j’ai cru voir disparaître
Au détour d’une haie un pied blanc qui fait naître
Tout d’un coup en mon âme un long roman d’amour…,
C’est assez de bonheur, c’est assez pour un jour.
Et revenant alors, comme entouré d’un charme,
Plein d’oubli, lentement, et dans l’œil une larme,
Croyant à toi, mon Dieu, toi que j’osais nier !
Au chapeau de l’aveugle apportant mon denier,
Heureux d’un lendemain qu’à mon gré je décore,
Je sens et je me dis que je suis jeune encore,
Que j’ai le cœur bien tendre et bien prompt à guérir,
Pour m’ennuyer de vivre et pour vouloir mourir.

Collection: 
1824

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