Pourquoi ne pas aller tout de suite à la mort ?
Quoi ! Vieillir pour avoir un peu plus de remord
À l’heure où Dieu videra l’âme !
Qu’attends-tu pour venir dans nos lits froids et noirs,
Ô blême épouse, ô Nuit, dont tous nos désespoirs
Hélas ! Chantent l’épithalame ?
Pourquoi ne pas finir ? Pleurer des pleurs de sang !
Vivre ! Quoi ! Le poison n’est-il pas complaisant ?
L’abîme n’est-il pas facile ?
Mon couteau que j’ai là rit de me voir souffrir.
Est-ce que l’océan, toujours prêt à s’ouvrir,
Ne dit pas à l’homme : Imbécile !
Brutus a-t-il mal fait ? Caton avait-il tort ?
Est-ce qu’ils hésitaient, ces lutteurs au bras fort,
À fermer leurs regards superbes ?
Que leur faisait la vie ? Est-ce que ces romains
Tenaient à voir passer les chars sur les chemins
Et le vent courber les brins d’herbes ?
Comprenant l’ironie, ils murmuraient : assez !
Par les flèches du sort colosses traversés,
Ils ôtaient eux-mêmes la cible.
Ils mouraient de sentir à leurs fronts des rougeurs ;
Vous préfériez la mort à la vie, ô songeurs,
Et l’idéal à l’impossible.
La mort se dressait pâle et leur apparaissait ;
Graves, ils se couchaient près d’elle, puisque c’est
Avec elle qu’il faut qu’on dorme ;
Ils allaient au-devant de ce sinistre hymen ;
Ils mettaient leur anneau de chevalier romain
Au doigt de ce squelette énorme.
Est-ce qu’il est quelqu’un qui blâme ces héros ?
Ils ont du froid destin tordu les vains barreaux ;
Ils ont fait une brèche aux ombres ;
Maintenant à jamais, triste et des vents battu,
Au bout de la sagesse, au bout de la vertu,
L’homme voit leurs deux spectres sombres.
Oui, Caton a mal fait ; oui, Brutus avait tort ;
Le sage est mal sorti, l’intrépide est mal mort.
Le suicide est une fuite.
Dieu, qui seul a le droit d’éteindre le flambeau,
Quand ces grands essoufflés sont entrés au tombeau,
Ne leur a dit qu’un mot : trop vite.
Braver la destinée en s’en rassasiant,
C’est l’honneur ; le grand homme est le grand patient ;
Attendre est la vertu sévère ;
Sage, attends qu’à l’abri des verts rameaux flottants
La ciguë ait fleuri ; juste, laisse le temps
À l’arbre de croître au calvaire !
Socrate, et non Brutus ! Jésus, et non Caton !
Vous mourrez, vous mourrez. Pourquoi se hâte-t-on ?
Souffrez, enseignez, cœurs fidèles.
Âme, pourquoi t’enfuir avant l’hiver venu,
Et l’apparition de l’azur inconnu,
Et le départ des hirondelles ?
Quoi donc ? As-tu peur d’être oublié, passant noir ?
Crains-tu d’être ignoré du sombre vent du soir,
Et qu’il t’épargne dans ta ville,
Quand, terrible, il viendra balayer vers le nord
La vieille feuille morte et le vieux monde mort ?
Il t’emportera, sois tranquille !
Comme à chacun de nous ton heure sonnera.
Ton cadavre qui boit et qui mange sera
Écrasé, broyé dans sa boue,
Pétri dans le néant, supprimé, rejeté ;
L’infini passera sur toi ; l’éternité
À pour nous tous un tour de roue.
Si tu n’es qu’un vivant, frêle, obscur, incertain,
Vis et pleure ; descends pas à pas ton destin :
Vieillis ; reste l’homme ordinaire.
De quel droit, cendre, atome, espèce d’ombre aux fers,
Fais-tu tomber sur toi la mort aux yeux d’éclairs,
Et déranges-tu le tonnerre ?
Ou si de toi ton siècle a fait un grand témoin,
Accepte échafaud, bagne, exil ; sois au besoin
L’esclave auguste de l’exemple.
La pierre du gibet, dont le ciel est l’aimant,
Plus tard sort du charnier et monte lentement,
Et devient le fronton du temple.
Ne te dérobe point par la mort aux lenteurs
Du supplice qu’il faut subir sur les hauteurs ;
C’est l’épreuve ; acceptons-la toute !
Agonise et vieillis sans dire : je suis las !
L’homme est fait pour mourir heure par heure, hélas !
Les pleurs, pour tomber goutte à goutte !
La douleur est utile ; et vivre, c’est l’effort.
Veux-tu devenir grand ? Laisse-toi faire au sort.
Bois, et ne brise pas ton verre.
Laisse blanchir ton âme ainsi que l’orient.
Sois à la fois l’archange au regard souriant
Et le titan au front sévère.
Les jours nous font saigner, mystérieux bourreaux ;
Saigne, et ris ; c’est ainsi qu’on devient un héros,
C’est ainsi qu’on devient sublime,
Et que l’on est de ceux dont l’esprit monte et luit,
Et que le genre humain voit tout à coup, la nuit,
Surgir splendides sur sa cime.
L’homme est sombre ; qu’il souffre, il brillera ; Dieu bon
Refait le diamant avec le vil charbon ;
L’aube est sous nos brumes funèbres ;
Et la création n’est qu’un gouffre d’où sort
Le rayon qui, joyeux, dorant l’ombre et la mort,
S’épanouit hors des ténèbres.
L’âme s’étoile au choc du sort et du devoir.
Dieu, le grand forgeron, avec son marteau noir
Qui sonne dans tous nos désastres,
Sur l’enclume d’airain que nous nommons l’azur,
Bat l’ombre, la nuit, l’homme en deuil, l’abîme obscur ;
Les étincelles sont des astres.