Sombre églogue

Le Voyageur.

L’ombre sans lune a couvert la campagne ;
Où t’en vas-tu, pâtre silencieux ?

Le Pâtre.

O voyageur, le souci m’accompagne,
Et, quand tout dort, je marche sous les cieux.

Le Voyageur.

Sans voix qui bêle et sans grelot qui sonne,
Ton noir troupeau s’allonge dans la nuit !…

Le Pâtre.

O voyageur, ne le dis à personne,
Il est muet le troupeau qui me suit !

Le Voyageur.

Ce ne sont donc ni des bœufs ni des chèvres
Que tu conduis, ô pâtre, avant le jour ?
Ce chalumeau tout usé par tes lèvres
Ne sait donc pas quelque refrain d’amour ?

Le Pâtre.

J’ai dans ma flûte un refrain lamentable ;
J’ai dans mon âme un hymne de douleurs
Qui fait, en cercle, autour de mon étable,
Tomber les nids et se faner les fleurs !

Le Voyageur.

Mais… ce troupeau ! qu’ai-je vu ?… Je frissonne !…
Spectres hideux, à la tombe échappés !

Le Pâtre.

O voyageur, ne le dis à personne,
C’est le troupeau de mes désirs trompés !

Le Voyageur.

Ciel ! Comme on voit, là-bas, grandir la foule !
Leur nombre échappe à mes regards perclus !

Le Pâtre.

Ne compte pas ! Chaque instant qui s’écoule
Derrière moi, laisse un monstre de plus.

Le Voyageur.

Quel Dieu t’enchaîne à ce troupeau farouche ?
Viens, ô berger, dans nos vallons fleuris,
Un rossignol chante au bord de ma couche,
Mon toit de paille est tout brodé d’iris !…

Le Pâtre.

Oh ! Voyageur, dans tes vallons fidèles
Je ne veux pas montrer ce front pâli.
Nous allons paître au champ des asphodèles,
Nous allons boire aux fleuves de l’oubli !

Collection: 
1872

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