La Patrie

 
Ces Juifs criaient vers Dieu dans l'Ile de l'exil.
Car, pareil au boucher sanglant jusqu'au nombril
Qui s'assied n'ayant pu saigner toutes les bêtes,
L'affreux Titus, campé sur des monceaux de têtes,
N'acheva point le reste éperdu des Hébreux ;
Et les uns avaient fui vers la Crète, nombreux,
S'étonnant, sur le pont des nefs aux blanches toiles,
Qu'avec les mêmes yeux on vit d'autres étoiles.
O roses de Saron, ils ne vous cueillaient plus !
Ville aux toits hauts, colline, oliviers chevelus,
Si doux à la fatigue après les jours de marche,
Sépulture des Rois, ruines où fut l'Arche,
Logis familiaux aux coins accoutumés,
Berceaux des chers vivants, tombes des morts aimés,
Fleuve, vallons rougis par la grappe meurtrie,
Comme vous étiez loin de leurs regards, patrie !
Le soir, ils s'assemblaient, mornes, pleins de sanglots,
Quand le couchant se creuse à l'horizon des flots,
Croyant dans les splendeurs de la céleste ornière
Voir des Jérusalems de pourpre et de lumière !
Et les vieillards sentant venir leur jour dernier
Echangeaient leurs plus chers trésors contre un panier
De sable ou : de limon porté de Samarie,
Pour dormir dans un peu de la terre chérie.
Or quelqu'un se leva d'entre eux.

                                                « Dans sa pitié
« Le Seigneur se souvient d'Israël châtié ;
« Le Dieu qui suscita les prophètes m'envoie,
« Peuple ! pour te mener hors du deuil dans la joie :
« Pareil au fils d'Amram, je lèverai la main
« Et les flots divisés t'ouvriront un chemin
« Vers le beau Chanaan où les cèdres murmurent !  »

Celui qui leur parlait ainsi, ces Juifs le crurent.

Au jour fixé, la foule énorme des proscrits,
Gravement, trois par trois, sans tumultes, sans cris,
Suivit l'homme de Dieu sur le long promontoire
Qui s'incline et se perd dans la mer bleue et noire.
L'homme, parmi l'écume ayant borné ses pas,
Leva la main ! Les flots ne s'écartèrent pas.
Il fit le signe encor ! L'onde resta fermée.
Mais lui, calme, et marchant vers la patrie aimée,
Sans recul, sans frisson, il entra dans la mer
Qui nous prend et nous roule en son abîme amer,
Et les Juifs vers les flots où leur tombe était prête
Le suivaient, trois par trois, sans retourner la tête.

Collection: 
1861

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