Le Maître

On lui reprochait tout
Depuis longtemps, mais à l’écart, dans l’ombre

Et c’était son astuce et ses ruses sans nombre,
Et c’était son orgueil qu’il maintenait debout
Même en cédant obliquement à la contrainte,
Et c’était son art preste, et chaque fois nouveau,
De susciter d’illusoires complots,
Et d’autres fois
C’était sa voix,
Franche et brusque comme une étreinte,
Et sa langue indocile aux propos mensongers.
Et tout à coup son front se redressant sans crainte,
Très haut.
Jusqu’aux tonnerres du danger.

Un jour pourtant
Que tous sentaient son joug peser plus irritant,
Quelqu’un, un inconnu, jeta soudain vers lui,
À l’heure où s’installait sur les gradins la nuit,
Les colères enfin démuselées
De l’Assemblée.
L’attaque fut menée avec rage et candeur
Et tous, à tels moments de verve, applaudissaient
Cet inconnu longtemps muet
Dont la parole étrangement nouvelle
Passait en rouge éclair à travers leur cervelle,
Et défiait le maître et l’atteignait sans peur.

Il répondit par le rire qui raille,
Tandis que se levaient déjà, autour de lui, cent mains
Pour ajourner le sort de la bataille
Au lendemain.

L’empire !
Depuis bientôt vingt ans,

Il le menait comme un navire
Dont les grands mâts ornés de pavillons battants
Étaient sa volonté que blasonnait son verbe ;
Toute sa force avait gréé l’œuvre superbe ;
Les focs ardents, la proue en or, les haubans clairs
Et les voiles, d’espace inassouvies,
Étaient sa vie,
Quand ils envahissaient de leur splendeur la mer.
Or, à cette heure belle où planait sa victoire,
Sans même soupçonner ce qu’il fallut d’orgueil,
De souple audace et de gestes contradictoires
Pour ruser avec l’eau et tourner les écueils,
Quelque pâle rêveur,
Que tous ses ennemis accueillaient en sauveur,
Soudainement attaquait son ouvrage
Au nom d’une justice imprévue et sauvage.

Déjà
Au-dessus de la ville et des plaines, là-bas,
Vibraient de tous côtés les fils télégraphiques
Pour divulguer l’attente et la terreur publiques.

Oh ! le sort redouté de l’imminent combat !
Le négoce et la banque entraient dans la mêlée,
L’or, répandu aux quatre coins du monde,
Précipitait sa fièvre angoissante et profonde
D’après le pouls d’une assemblée.

Un orageux public, ici, là-bas, partout,
Cramponné aux piliers, sur les balcons debout,
Massait au long des murs ses grappes colossales,
Lorsque le maître, à pas fermes et lents, s’en vint
Le lendemain,
Prendre sa place en la g-rand’salle.

Et sitôt qu’il monta les marches, une à une,
De la large, luisante et massive tribune,
Le silence s’imposa tel
Que l’on n’entendit plus que les branches d’un hêtre,
Au va-et-vient du vent accidentel,
Griffer, là-haut, les carreaux mats d’une fenêtre.

Alors,
Sans un geste trop vif, ni sans un cri trop fort,
Avec de la souplesse à sa vigueur mêlée,
Sa parole monta vers l’assemblée.

Il fut avec dextérité, sincère et faux.
Il s’imposait habilement, mais sans emphase ;
Comme un plumage souple et chatoyant d’oiseau,
Il disposait en nets et réguliers faisceaux
Les arguments ailés dont il armait ses phrases ;
Soudain, avec tranquillité, il dévoila
Le ciel profond que jour à jour il étoila
Pour que, pareille à quelque immense Walkyrie,
On y pût voir marcher et régner la Patrie.
Puis son verbe se fit sournois et entêté
Et sans effort et sans violente brisure,
Telle une eau patiente à travers les fissures,
Il atteignait et submergeait les volontés.

Il vit que peu à peu se redressait sa cause,

Et qu’un chemin montait vers son apothéose
Rayonnante déjà quoique lointaine encor.

Il connaissait si bien le jeu des consciences,
Qu’il confiait, sans se tromper, son enjeu d’or
Au chiffre obscur qu’allait illuminer la chance.
Les promesses étaient pour lui fleurs de jardin
Qu’il faut grouper, montrer et dérober soudain.
Il disait mépriser tous les vieux stratagèmes
Mais les travestissait pour en user quand même.

Enfin quand il sentit sa force avec le sort,
D’accord,
Et que toute sa taille
Domina les hasards épars dans les batailles,
Soudainement, sans nul effort,
Le mot vivant, cruel, rapide et nécessaire
Qu’il réservait pour abattre ses adversaires
Jaillit.
Il déchaîna leur rage et crispa leur dépit.

Il recélait en lui tant de flammes retorses ;
Il opposait l’une à l’autre leurs propres forces ;
Il divisait, tordait, brûlait et condamnait,
Discours graves et creux, phrases hyperboliques ;
Le mot vous écrasait en se faisant réplique,
Il s’accroissait d’un sens que nul ne soupçonnait,
De gradin en gradin, il gagnait les tribunes ;
Un bref moment d’histoire épousait sa fortune ;
Et celui-là qui le premier l’avait lancé,
Sachant sous quel tonnerre il ploierait l’auditoire,
Regardait maintenant se fixer sa victoire.
Les bras croisés.

Il excusa, négligemment, le doux rêveur
Dont le discours de jeune et funeste ferveur
Avait, sans le vouloir, amoncelé les rages
En brusque orage,
Puis tout à coup sa force en terreur se changea :
Son verbe, avec une ardeur froide, saccagea
Le camp déjà foulé de ses vieux adversaires
Pour le piller encor et quand même en extraire

Le nombre d’ennemis qu’il jugeait nécessaire
À son œuvre follement haut, mais ordonné.
Son geste les marquait comme des condamnés
À l’attaquer toujours sans le pouvoir abattre,
À le servir par leur folie à le combattre,
À n’être rien qu’un troupeau morne et ténébreux
Qui craint le fouet et les lanières ;
Et son orgueil monumental croulait sur eux
Lentement, pesamment,
Et bloc à bloc, et pierre à pierre,
Sans qu’un seul cri de violence
Ne répondît encor à cet acharnement
Dans le silence.

Son triomphe sonna bientôt par la cité
Et retentit de là jusqu’aux confins du monde.
D’un coup, tous les espoirs ressurgirent, entés
Sur les rameaux touffus de sa force profonde ;
Les négoces multipliés et haletants
Reprirent sur la mer leur essor vers l’espace,
Et l’or torrentiel rapide et insolent

Rebondit jusqu’au ciel sur ses tremplins d’audace,
Et lui, le maître, ordonnateur puissant et clair
De la tempête où son poing seul tenait l’éclair
Pour frapper, épargner, menacer ou contraindre,
Se remit promptement à sourire et à feindre,
À défendre sa joie et la celer en lui.
Il la voulait garer du tumulte et du bruit
Et que rien n’en ternît la splendeur solitaire.
Mais quand il fut rentré dans sa vieille maison
Et que montaient vers lui du fond des horizons
Toujours, encor, les voix larges et tributaires,
Il se fit fête à soi-même, tranquillement,
Laissant sa conscience et sa raison lui dire
Qu’il était bien, en ce moment,
Logiquement,
Lui seul, l’empire.

Collection: 
1910

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