Depuis qu’à travers la Grand’Ville
Je vais musant et badaudant,
Y semant mon cheveu, ma dent,
Ainsi que ma liste civile ;
Je m’étais toujours demandé
Pourquoi tel trottoir d’une rue
Voit se presser la foule drue,
Tandis l’autre est moins fréquenté ?
Vous l’avez comme moi, sans doute,
Mainte et mainte fois remarqué ;
L’un est nombreux, animé, gai,
L’autre est morne comme une route.
Sur celui-ci vous trouverez
La moitié moins d’espèce humaine,
On ne sait quel diable la mène…
Les gens y passent affairés.
Sur celui-là, plus sympathique,
Faut croire — on se tient volontiers,
On y flâne des jours entiers,
On s’arrête à chaque boutique.
À toute heure, et dès le matin,
Vous y constatez la présence
De figures de connaissance…
Enfin, il est un fait certain,
C’est cette absurde préférence
De la foule pour un trottoir.
Je ne pouvais pas concevoir
D’où venait cette incohérence.
Les deux trottoirs ne sont-ils pas
D’une rue — à peu près semblables ?
Aussi longs, aussi confortables ?
Et propres aux mêmes ébats ?
Que leur ligne soit courbe ou droite,
Tous les deux ne tendent-ils point
Au même but, au même point ?
À moins que mon esprit ne boite ?
Et voilà que ces jours derniers,
Je fus illuminé d’emblée,
En assistant à l’assemblée
De ces messieurs les taverniers.
Sachez donc, ô ministre austère,
Qu’un trottoir est plus pratiqué,
S’il est plus que l’autre flanqué
De bistros. C’est tout le mystère.
En doutez-vous ? Allez-y voir,
Et vous en conviendrez vous-même.
Maintenant, un autre problème :
La question est de savoir
Si l’un n’a que fort peu de monde,
À cause du peu de bistros,
Ou s’il y a peu de bistros,
Parce qu’on y voit peu de monde ?
Je penche pour le premier cas,
Qui me paraît le plus logique.
C’est même la raison unique
Qui fait que je n’y passe pas.
Que ces messieurs ferment boutique
À seule fin de protester
Contre cet impôt tyrannique
Dont Cochery veut les doter ;
Si tel trottoir dans l’instant même,
N’est pas d’autant plus déserté
Qu’il était hier plus fréquenté,
Je veux bien tomber d’un cinquième !