Ô reine voici donc après la longue route,
Avant de repartir par ce même chemin,
Le seul asile ouvert au creux de votre main,
Et le jardin secret où l’âme s’ouvre toute.
Voici le lourd pilier et la montante voûte ;
Et l’oubli pour hier, et l’oubli pour demain ;
Et l’inutilité de tout calcul humain ;
Et plus que le péché, la sagesse en déroute.
Voici le lieu du monde où tout devient facile,
Le regret, le départ, même l’événement,
Et l’adieu temporaire et le détournement,
Le seul coin de la terre où tout devient docile,
Et même ce vieux cœur qui faisait le rebelle ;
Et cette vieille tête et ses raisonnements ;
Et ces deux bras raidis dans les casernements ;
Et cette jeune enfant qui faisait trop la belle.
Voici le lieu du monde où tout est reconnu,
Et cette vieille tête et la source des larmes ;
Et ces deux bras raidis dans le métier des armes ;
Le seul coin de la terre où tout soit contenu.
Voici le lieu du monde où tout est revenu
Après tant de départs, après tant d’arrivées.
Voici le lieu du monde où tout est pauvre et nu
Après tant de hasards, après tant de corvées.
Voici le lieu du monde et la seule retraite,
Et l’unique retour et le recueillement,
Et la feuille et le fruit et le défeuillement,
Et les rameaux cueillis pour cette unique fête.
Voici le lieu du monde où tout rentre et se tait,
Et le silence et l’ombre et la charnelle absence,
Et le commencement d’éternelle présence,
Le seul réduit où l’âme est tout ce qu’elle était.
Voici le lieu du monde où la tentation
Se retourne elle-même et se met à l’envers.
Car ce qui tente ici c’est la soumission ;
Et c’est l’aveuglement dans l’immense univers.
Et le déposement est ici ce qui tente,
Et ce qui vient tout seul est l’abdication,
Et ce qui vient soi-même et ce qui se présente
N’est ici que grandesse et présentation.
C’est la révolte ici qui devient impossible,
Et ce qui se présente est la démission.
Et c’est l’effacement qui devient invincible.
Et tout n’est que bonjour et salutation.
Ce qui partout ailleurs est une accession
N’est ici qu’un total et sourd abrasement.
Ce qui partout ailleurs est un entassement
N’est ici que bassesse et que dépression.
Ce qui partout ailleurs est une oppression
N’est ici que l’effet d’un noble écrasement.
Ce qui partout ailleurs est un empressement
N’est ici qu’héritage et que succession.
Ce qui partout ailleurs est une rude guerre
N’est ici que la paix d’un long délaissement.
Ce qui partout ailleurs est un affaissement
Est ici la loi même et la norme vulgaire.
Ce qui partout ailleurs est une âpre bataille
Et sur le cou tendu le couteau du boucher,
Ce qui partout ailleurs est la greffe et la taille
N’est ici que la fleur et le fruit du pêcher.
Ce qui partout ailleurs est la rude montée
N’est ici que descente et qu’aboutissement.
Ce qui partout ailleurs est la mer démontée
N’est ici que bonace et qu’établissement.
Ce qui partout ailleurs est une dure loi
N’est ici qu’un beau pli sous vos commandements.
Et dans la liberté de nos amendements
Une fidélité plus tendre que la foi.
Ce qui partout ailleurs est une obsession
N’est ici sous vos lois qu’une place rendue.
Ce qui partout ailleurs est une âme vendue
N’est ici que prière et qu’intercession.
Ce qui partout ailleurs est une lassitude
N’est ici que des clefs sur un humble plateau.
Ce qui partout ailleurs est la vicissitude
N’est ici qu’une vigne à même le coteau.
Ce qui partout ailleurs est la longue habitude
Assise au coin du feu les poings sous le menton,
Ce qui partout ailleurs est une solitude
N’est ici qu’un vivace et ferme rejeton.
Ce qui partout ailleurs est la décrépitude
Assise au coin du feu les poings sur les genoux
N’est ici que tendresse et que sollicitude
Et deux bras maternels qui se tournent vers nous.
Nous nous sommes lavés d’une telle amertume,
Étoile de la mer et des récifs salés,
Nous nous sommes lavés d’une si basse écume,
Étoile de la barque et des souples filets.
Nous avons délavé nos malheureuses têtes
D’un tel fatras d’ordure et de raisonnement,
Nous voici désormais, ô reine des prophètes,
Plus clairs que l’eau du puits de l’ancien testament.
Nous avons gouverné de si modestes arches,
Voile du seul vaisseau qui ne périra pas,
Nous avons consulté de si pauvres compas,
Arche du seul salut, reine des patriarches.
Nous avons consommé de si lointains voyages,
Nous n’avons plus de goût pour les pays étranges.
Reine des confesseurs, des vierges et des anges,
Nous voici retournés dans nos premiers villages.
On nous en a tant dit, ô reine des apôtres,
Nous n’avons plus de goût pour la péroraison.
Nous n’avons plus d’autels que ceux qui sont les vôtres,
Nous ne savons plus rien qu’une simple oraison.
Nous avons essuyé de si vastes naufrages,
Nous n’avons plus de goût pour le transbordement,
Nous voici revenus, au déclin de nos âges,
Étoile du seul Nord dans votre bâtiment.
Ce qui partout ailleurs est de dispersion
N’est ici que l’effet d’un beau rassemblement.
Ce qui partout ailleurs est un démembrement
N’est ici que cortège et que procession.
Ce qui partout ailleurs demande un examen
N’est ici que l’effet d’une pauvre jeunesse.
Ce qui partout ailleurs demande un lendemain
N’est ici que l’effet de soudaine faiblesse.
Ce qui partout ailleurs demande un parchemin
N’est ici que l’effet d’une pauvre tendresse.
Ce qui partout ailleurs demande un tour de main
N’est ici que l’effet d’une humble maladresse.
Ce qui partout ailleurs est un détraquement
N’est ici que justesse et que déclinaison.
Ce qui partout ailleurs est un baraquement
N’est ici qu’une épaisse et durable maison.
Ce qui partout ailleurs est la guerre et la paix
N’est ici que défaite et que reddition.
Ce qui partout ailleurs est de sédition
N’est ici qu’un beau peuple et dès épis épais.
Ce qui partout ailleurs est une immense armée
Avec ses trains de vivre et ses encombrements,
Et ses trains de bagage et ses retardements,
N’est ici que décence et bonne renommée.
Ce qui partout ailleurs est un effondrement
N’est ici qu’une lente et courbe inclinaison.
Ce qui partout ailleurs est de comparaison
Est ici sans pareil et sans redoublement.
Ce qui partout ailleurs est un accablement
N’est ici que l’effet de pauvre obéissance.
Ce qui partout ailleurs est un grand parlement
N’est ici que l’effet de la seule audience.
Ce qui partout ailleurs est un encadrement
N’est ici qu’un candide et calme reposoir.
Ce qui partout ailleurs est un ajournement
N’est ici que l’oubli du matin et du soir.
Les matins sont partis vers les temps révolus,
Et les soirs partiront vers le soir éternel,
Et les jours entreront dans un jour solennel,
Et les fils deviendront des hommes résolus.
Les âges rentreront dans un âge absolu,
Les fils retourneront vers le seuil paternel
Et raviront de force et l’amour fraternel
Et l’antique héritage et le bien dévolu.
Voici le lieu du monde où tout devient enfant,
Et surtout ce vieil homme avec sa barbe grise,
Et ses cheveux mêlés au souffle de la brise,
Et son regard modeste et jadis triomphant.
Voici le lieu du monde où tout devient novice,
Et cette vieille tête et ses lanternements,
Et ces deux bras raidis dans les gouvernements,
Le seul coin de la terre où tout devient complice,
Et même ce grand sot qui faisait le malin,
(C’est votre serviteur, ô première servante),
Et qui tournait en rond dans une orbe savante,
Et qui portait de l’eau dans le bief du moulin.
Ce qui partout ailleurs est un arrachement
N’est ici que la fleur de la jeune saison.
Ce qui partout ailleurs est un retranchement
N’est ici qu’un soleil au ras de l’horizon.
Ce qui partout ailleurs est un dur labourage
N’est ici que récolte et dessaisissement.
Ce qui partout ailleurs est le déclin d’un âge
N’est ici qu’un candide et cher vieillissement.
Ce qui partout ailleurs est une résistance
N’est ici que de suite et d’accompagnement ;
Ce qui partout ailleurs est un prosternement
N’est ici qu’une douce et longue obéissance.
Ce qui partout ailleurs est règle de contrainte
N’est ici que déclenche et qu’abandonnement ;
Ce qui partout ailleurs est une dure astreinte
N’est ici que faiblesse et que soulèvement.
Ce qui partout ailleurs est règle de conduite
N’est ici que bonheur et que renforcement ;
Ce qui partout ailleurs est épargne produite
N’est ici qu’un honneur et qu’un grave serment.
Ce qui partout ailleurs est une courbature
N’est ici que la fleur de la jeune oraison ;
Ce qui partout ailleurs est la lourde armature
N’est ici que la laine et la blanche toison.
Ce qui partout ailleurs serait un tour de force
N’est ici que simplesse et que délassement ;
Ce qui partout ailleurs est la rugueuse écorce
N’est ici que la sève et les pleurs du sarment
Ce qui partout ailleurs est une longue usure
N’est ici que renfort et que recroissement ;
Ce qui partout ailleurs est bouleversement
N’est ici que le jour de la bonne aventure.
Ce qui partout ailleurs se tient sur la réserve
N’est ici qu’abondance et que dépassement ;
Ce qui partout ailleurs se gagne et se conserve
N’est ici que dépense et que désistement.
Ce qui partout ailleurs se tient sur la défense
N’est ici que liesse et démantèlement ;
Et l’oubli de l’injure et l’oubli de l’offense
N’est ici que paresse et que bannissement.
Ce qui partout ailleurs est une liaison
N’est ici qu’un fidèle et noble attachement ;
Ce qui partout ailleurs est un encerclement
N’est ici qu’un passant dedans votre maison.
Ce qui partout ailleurs est une obédience
N’est ici qu’une gerbe au temps de fauchaison ;
Ce qui partout ailleurs se fait par surveillance
N’est ici qu’un beau foin au temps de fenaison.
Ce qui partout ailleurs est une forcerie
N’est ici que la plante à même le jardin ;
Ce qui partout ailleurs est une gagerie
N’est ici que le seuil à même le gradin.
Ce qui partout ailleurs est une rétorsion
N’est ici que détente et que désarmement ;
Ce qui partout ailleurs est une contraction
N’est ici qu’un muet et calme engagement.
Ce qui partout ailleurs est un bien périssable
N’est ici qu’un tranquille et bref dégagement ;
Ce qui partout ailleurs est un rengorgement
N’est ici qu’une rose et des pas sur le sable.
Ce qui partout ailleurs est un efforcement
N’est ici que la fleur de la jeune raison ;
Ce qui partout ailleurs est un redressement
N’est ici que la pente et le pli du gazon.
Ce qui partout ailleurs est une écorcherie
N’est ici qu’un modeste et beau dévêtement ;
Ce qui partout ailleurs est une affouillerie
N’est ici qu’un durable et sûr dépouillement.
Ce qui partout ailleurs est un raidissement
N’est ici qu’une souple et candide fontaine ;
Ce qui partout ailleurs est une illustre peine
N’est ici qu’un profond et pur jaillissement.
Ce qui partout ailleurs se querelle et se prend
N’est ici qu’un beau fleuve aux confins de sa source,
Ô reine et c’est ici que toute âme se rend
Comme un jeune guerrier retombé dans sa course.
Ce qui partout ailleurs est la route gravie,
Ô reine qui régnez dans votre illustre cour,
Étoile du matin, reine du dernier jour,
Ce qui partout ailleurs est la table servie,
Ce qui partout ailleurs est la route suivie
N’est ici qu’un paisible et fort détachement,
Et dans un calme temple et loin d’un plat tourment
L’attente d’une mort plus vivante que vie.
Nous ne demandons pas que le grain sous la meule
Soit jamais replacé dans le cœur de l’épi,
Nous ne demandons pas que l’âme errante et seule
Soit jamais reposée en un jardin fleuri.
Nous ne demandons pas que la grappe écrasée
Soit jamais replacée au fronton de la treille,
Et que le lourd frelon et que la jeune abeille
Y reviennent jamais se gorger de rosée.
Nous ne demandons pas que la rose vermeille
Soit jamais replacée aux cerceaux du rosier,
Et que le paneton et la lourde corbeille
Retourne vers le fleuve et redevienne osier.
Nous ne demandons pas que cette page écrite
Soit jamais effacée au livre de mémoire,
Et que le lourd soupçon et que la jeune histoire
Vienne remémorer cette peine prescrite.
Nous ne demandons pas que la tige ployée
Soit jamais redressée au livre de nature,
Et que le lourd bourgeon et la jeune nervure
Perce jamais l’écorce et soit redéployée.
Nous ne demandons pas que le rameau broyé
Reverdisse jamais au livre de la grâce,
Et que le lourd surgeon et que la jeune race
Rejaillisse jamais de l’arbre foudroyé.
Nous ne demandons pas que la branche effeuillée
Se tourne jamais plus vers un jeune printemps,
Et que la lourde sève et que le jeune temps
Sauve une cime au moins dans la forêt noyée.
Nous ne demandons pas que le pli de la nappe
Soit effacé devant que revienne le maître,
Et que votre servante et qu’un malheureux être
Soient libérés jamais de cette lourde chape.
Nous ne demandons pas que cette auguste table
Soit jamais resservie, à moins que pour un Dieu,
Mais nous n’espérons pas que le grand connétable
Chauffe deux fois ses mains vers un si maigre feu.
Nous ne demandons pas qu’une âme fourvoyée
Soit jamais replacée au chemin du bonheur.
Ô reine il nous suffit d’avoir gardé l’honneur
Et nous ne voulons pas qu’une aide apitoyée
Nous remette jamais au chemin de plaisance,
Et nous ne voulons pas qu’une amour soudoyée
Nous remette jamais au chemin d’allégeance,
Ô seul gouvernement d’une âme guerroyée,
Régente de la mer et de l’illustre port
Nous ne demandons rien dans ces amendements
Reine que de garder sous vos commandements
Une fidélité plus forte que la mort.
Nous ne demandons pas que cette belle nappe
Soit jamais repliée aux rayons de l’armoire,
Nous ne demandons pas qu’un pli de la mémoire
Soit jamais effacé de cette lourde chape.
Maîtresse de la voie et du raccordement,
Ô miroir de justice et de justesse d’âme,
Vous seule vous savez, ô grande notre Dame,
Ce que c’est que la halte et le recueillement.
Maîtresse de la race et du recroisement,
Ô temple de sagesse et de jurisprudence,
Vous seule connaissez, ô sévère prudence,
Ce que c’est que le juge et le balancement.
Quand il fallut s’asseoir à la croix des deux routes
Et choisir le regret d’avecque le remords,
Quand il fallut s’asseoir au coin des doubles sorts
Et fixer le regard sur la clef des deux voûtes,
Vous seule vous savez, maîtresse du secret,
Que l’un des deux chemins allait en contre-bas,
Vous connaissez celui que choisirent nos pas,
Comme on choisit un cèdre et le bois d’un coffret.
Et non point par vertu car nous n’en avons guère,
Et non point par devoir car nous ne l’aimons pas,
Mais comme un charpentier s’arme de son compas,
Par besoin de nous mettre au centre de misère,
Et pour bien nous placer dans l’axe de détresse,
Et par ce besoin sourd d’être plus malheureux,
Et d’aller au plus dur et de souffrir plus creux,
Et de prendre le mal dans sa pleine justesse.
Par ce vieux tour de main, par cette même adresse,
Qui ne servira plus à courir le bonheur,
Puissions-nous, ô régente, au moins tenir l’honneur,
Et lui garder lui seul notre pauvre tendresse.
Nous avons gouverné de si vastes royaumes,
Ô régente des rois et des gouvernements,
Nous avons tant couché dans la paille et les chaumes,
Régente des grands gueux et des soulèvements.
Nous n’avons plus de goût pour les grands majordomes,
Régente du pouvoir et des renversements,
Nous n’avons plus de goût pour les chambardements,
Régente des frontons, des palais et des dômes.
Nous avons combattu de si ferventes guerres
Par-devant le Seigneur et le Dieu des armées,
Nous avons parcouru de si mouvantes terres,
Nous nous sommes acquis si hautes renommées.
Nous n’avons plus de goût pour le métier des armes,
Reine des grandes paix et des désarmements,
Nous n’avons plus de goût pour le métier des larmes,
Reine des sept douleurs et des sept sacrements.
Nous avons gouverné de si vastes provinces,
Régente des préfets et des procurateurs,
Nous avons lanterné sous tant d’augustes princes,
Reine des tableaux peints et des deux donateurs.
Nous n’avons plus de goût pour les départements,
Ni pour la préfecture et pour la capitale,
Nous n’avons plus de goût pour les embarquements,
Nous ne respirons plus vers la terre natale,
Nous avons encouru de si hautes fortunes,
Ô clef du seul honneur qui ne périra point,
Nous avons dépouillé de si basses rancunes,
Reine du témoignage et du double témoin.
Nous n’avons plus de goût pour les forfanteries,
Maîtresse de sagesse et de silence et d’ombre,
Nous n’avons plus de goût pour les argenteries,
Ô clef du seul trésor et d’un bonheur sans nombre.
Nous en avons tant vu, dame de pauvreté,
Nous n’avons plus de goût pour de nouveaux regards,
Nous en avons tant fait, temple de pureté,
Nous n’avons plus de goût pour de nouveaux hasards.
Nous avons tant péché, refuge du pécheur,
Nous n’avons plus de goût pour les atermoiements,
Nous avons tant cherché, miracle de candeur,
Nous n’avons plus de goût pour les enseignements.
Nous avons tant appris dans les maisons d’école,
Nous ne savons plus rien que vos commandements.
Nous avons tant failli par l’acte et la parole,
Nous ne savons plus rien que nos amendements.
Nous sommes ces soldats qui grognaient par le monde,
Mais qui marchaient toujours et n’ont jamais plié,
Nous sommes cette Église et ce faisceau lié,
Nous sommes cette race internelle et profonde.
Nous ne demandons plus de ces biens périssables,
Nous ne demandons plus vos grâces de bonheur,
Nous ne demandons plus que vos grâces d’honneur,
Nous ne bâtirons plus nos maisons sur ces sables.
Nous ne savons plus rien de ce qu’on nous a lu,
Nous ne savons plus rien de ce qu’on nous a dit.
Nous ne connaissons plus qu’un éternel édit,
Nous ne savons plus rien que votre ordre absolu.
Nous en avons trop pris, nous sommes résolus.
Nous ne voulons plus rien que par obéissance,
Et rester sous les coups d’une auguste puissance,
Miroir des temps futurs et des temps révolus.
S’il est permis pourtant que celui qui n’a rien
Puisse un jour disposer, et léguer quelque chose,
S’il n’est pas défendu, mystérieuse rose,
Que celui qui n’a pas reporte un jour son bien ;
S’il est permis au gueux de faire un testament,
Et de léguer l’asile et la paille et le chaume,
S’il est permis au roi de léguer le royaume,
Et si le grand dauphin prête un nouveau serment ;
S’il est admis pourtant que celui qui doit tout
Se fasse ouvrir un compte et porter un crédit,
Si le virement tourne et n’est pas interdit,
Nous ne demandons rien, nous irons jusqu’au bout.
Si donc il est admis qu’un humble débiteur
Puisse élever la voix pour ce qui n’est pas dû,
S’il peut toucher un prix quand il n’a pas vendu,
Et faire balancer par solde créditeur ;
Nous qui n’avons connu que vos grâces de guerre
Et vos grâces de deuil et vos grâces de peine,
(Et vos grâces de joie, et cette lourde plaine),
Et le cheminement des grâces de misère ;
Et la procession des grâces de détresse,
Et les champs labourés et les sentiers battus,
Et les cœurs lacérés et les reins courbatus,
Nous ne demandons rien, vigilante maîtresse.
Nous qui n’avons connu que votre adversité,
(Mais qu’elle soit bénie, ô temple de sagesse),
Ô veuillez reporter, merveille de largesse,
Vos grâces de bonheur et de prospérité.
Veuillez les reposer sur quatre jeunes têtes,
Vos grâces de douceur et de consentement,
Et tresser pour ces fronts, reine du pur froment,
Quelques épis cueillis dans la moisson des fêtes.
Tant d’amis détournés de ce cœur solitaire
N’ont point lassé l’amour ni la fidélité ;
Tant de dérobement et de mobilité
N’ont point découragé ce cœur involontaire.
Tant de coups de fortune et de coups de misère
N’ont point sonné le jour de la fragilité ;
Tant de malendurance et de brutalité
N’ont point laïcisé ce cœur sacramentaire.
Tant de fausse créance et tant de faux mystère
N’ont point lassé la foi ni la docilité ;
Tant de renoncements n’ont point débilité
Le sang du rouge cœur et le sang de l’artère.
Pourtant s’il faut ce jour dresser un inventaire
Que la mort devait seule et conclure et sceller ;
S’il faut redécouvrir ce qu’il fallait celer ;
Et s’il faut devenir son propre secrétaire ;
S’il faut s’instituer et son propre notaire
Et son propre greffier et son double témoin,
Et mettre le paraphe après le dernier point,
Et frapper sur le sceau le chiffre signataire ;
S’il faut fermer la clause et lier le contrat,
Et découper l’article avec le paragraphe,
Et creuser dans la pierre et graver l’épigraphe,
S’il faut s’instituer recteur et magistrat ;
S’il faut articuler ce nouveau répertoire
Sans nulle exception et sans atermoiement,
Et sans transcription et sans transbordement,
Et sans transgression et sans échappatoire ;
S’il faut sur ces débris dresser un nouveau code,
Et sur ces châtiments dresser un nouveau roi,
Et planter l’appareil d’une dernière loi,
Sans nul événement et sans nul épisode :
Nul ne passera plus le seuil de ce désert
Qui ne vous soit féal et ne vous soit fidèle,
Et nul ne passera dans cette citadelle
Qui n’ait donné le mot qu’on donne à mot couvert.
Nul ne visitera ce temple de mémoire,
Ce temple de mémoire et ce temple d’oubli,
Et cette gratitude et ce destin rempli,
Et ces regrets pliés aux rayons de l’armoire.
Nul ne visitera ce cœur enseveli
Qui ne se soit rangé dessous votre conduite
Et ne se soit perdu dans votre auguste suite
Comme une voix se perd dans un chœur accompli.
Et nulle n’entrera dans cette solitude
Qui ne vous soit sujette et ne vous soit servante
Et ne vous soit seconde et ne vous soit suivante,
Et nulle n’entrera dans cette servitude,
Et nul ne franchira le seuil de ce palais,
Et la porte centrale et le parvis de marbre,
Et la vasque et la source et le pourpris et l’arbre,
Qui ne soit votre esclave et l’un de vos valets.
Et nul ne passera dans cette plénitude
Qui ne soit votre fils et votre serviteur,
Comme il est votre serf et votre débiteur,
Et nul ne passera dans cette quiétude,
Pour l’amour le plus pur et le plus salutaire
Et le retranchement et le même regret,
Et nul ne passera le seuil de ce secret
Pour l’amour le plus dur et le plus statutaire,
Et l’amour le plus mûr et le plus plein de peine,
Et le plus plein de deuil et le plus plein de larmes,
Et le plus plein de guerre et le plus plein d’alarmes,
Et le plus plein de mort au seuil de cette plaine.
Et pour le plus gonflé du plus ancien sanglot,
Et pour le plus vidé de la vieille amertume,
Et pour le plus lavé de la plus basse écume,
Et pour le plus gorgé du plus antique flot.
Et pour le plus pareil à cette lourde grappe,
Et pour le plus astreint aux treilles de ce mur,
Et pour le plus contraint comme pour le plus sûr,
Et pour le plus pareil à ce pli de la nappe.
Et nul ne passera dans cette certitude,
Pour l’amer souvenir et le regret plus doux,
Et le morne avenir et l’éternel remous
Des vagues de silence et de sollicitude.
Et nul ne franchira le seuil de cette tombe,
Pour un culte éternel encor que périssable,
Et le profond remous de ces vagues de sable
Où le pied du silence à chaque pas retombe,
Qui ne soit incliné vers vos sacrés genoux
Et ne soit sous vos pieds comme un chemin de feuille,
Et ne consente et laisse et ne prétende et veuille,
De l’épaisseur d’un monde être aimé moins que vous.