I
Les ramiers tout le jour ont couru les espaces,
Sans voir les horizons épars au-dessous d’eux,
Allant on ne sait où de leur vol hasardeux ;
Mais la nuit va tomber, et leurs ailes sont lasses.
Sur la forêt qui dort dans les braises du soir
Ils se sont abattus, pareils à des nuées ;
Leurs prunelles par tant d’azur exténuées,
Ils se sont engouffrés dans le feuillage noir.
Soudain, dans la torpeur du couchant écarlate,
Un coup de feu, troublant le grand silence, éclate ;
Un oiseau tombe mort, taché de sang vermeil.
Et d’autres coups de feu se succèdent sans trêve
Dans la haute forêt pleine d’ombre et de rêve
Où s’enfonce le disque énorme du soleil.
II
Dormez, vous qu’épargna ce soir la destinée ;
Oiseaux lassés, dormez sans penser à vos morts.
Demain vous reprendrez, plus hardis et plus forts,
Votre route incertaine et jamais terminée.
Et demain, las encor, vers le déclin du jour,
Sur d’autres bois tout pleins de sanglantes surprises,
Vous cacherez dans les branches vos ailes grises,
Puis, quelque soir, vous tomberez à votre tour.
Dans les rameaux mouvants pareils à des mâtures,
Endormez-vous, coureurs des folles aventures,
Veillés par les yeux d’or des étoiles en feu.
Et, sans que nul émoi hante vos frêles sommes,
Savourez longuement la grande paix de Dieu
Que troublera demain la cruauté des hommes !
III
Ô chasseur qui t’en vas, les mains rouges de sang,
Vers la plaine que couvre une sournoise brume,
Regarde au loin, sur ta maison dont le toit fume,
La nuit, la nuit mélancolique qui descend.
Entends les chiens errants hurler dans les ténèbres
Et les oiseaux de nuit appeler à la mort.
Hâte-toi. Tu te sens mordu par un remord.
Tes yeux se sont emplis de visions funèbres.
Du malheur rôde autour de toi. Rentre bien vite
Dans ta maison dont l’ombre accueillante t’invite ;
Enferme-toi farouchement jusqu’au matin.
Comme ces ramiers morts que ta main rouge emporte,
Tu tomberas demain sur le seuil de ta porte,
Ô passager d’un soir que guette le Destin !
IV
Victimes et bourreaux, dormez. Voici la trêve
Seul, dans la vaste nuit, veille le grand chasseur.
Le ciel laisse tomber une immense douceur.
C’est l’heure de l’amour et c’est l’heure du rêve.
C’est l’heure du rêve ou se retrempe l’effort,
Et, dans l’affolement de notre lutte impie,
C’est l’heure de l’amour qui fait naître la vie
Pour repeupler les champs dévastés par la mort.
Dormez, victimes et bourreaux, hommes et bêtes
Oubliez un moment vos sanglantes défaites.
Hier fut lâche et dur. Demain sera pareil.
Mais sur tout ce qui souffre et sur tout ce qui pleure,
La nuit aura passé. Reposez jusqu’à l’heure
Où montera le disque exécré du soleil !
V
Tu tomberas un jour dans la nuit éternelle,
Ô Soleil, vieux vautour qui s’obstine à planer.
Dans combien de couchants nous t’avons vu saigner,
Oiseau lourd entraîné par le poids de ton aile !
Un chasseur monstrueux te blesse chaque soir,
Mais une nuit suffit pour fermer ta blessure.
Et tu reprends chaque matin ta route sûre.
Un jour, tu resteras figé dans ton sang noir.
Ô Soleil, toi qui vis notre angoisse infinie,
Tu mourras, entraînant dans ta froide agonie
La Terre désormais sans force et sans chaleur.
Et l’Oubli régnera sur ce désert immense
Où ne montera plus aucun cri d’espérance,
Où ne montera plus aucun cri de douleur !
Romagnat, novembre 1907.