La Fin des rêves

 

I

Sur le tertre stérile où rien ne le protège,
Le vieux Christ délabré pend à sa vieille croix
Qui fléchit chaque jour un peu plus, sous son poids,
Et sous le vent impitoyable qui l’assiège.

Son bois décoloré s’est fendu par endroits,
Sous les soleils, sous les averses, sous la neige ;
Et, mutilés jadis par un bras sacrilège,
Ses poings sont des moignons lamentables sans doigts.

Mais le martyr divin, debout sur son calvaire,
Ses deux bras étendus sur l’horizon sévère,
Fait son geste sublime, interminablement,

Et livre aux quatre vents son âme solitaire,
Parmi l’hostilité féroce de la terre
Et la froide tranquillité du firmament.

II

Devant le gibet noir que battent les vents fous,
Fixé sur le portail vermoulu d’une grange,
Un hibou monstrueux, comme une loque étrange,
Pend au battant disjoint où l’attachent deux clous.

Ses grands yeux desséchés ne sont plus que des trous.
Sous la vermine infatigable qui le mange,
Sa tête se déplume et son aile s’effrange ;
Une effroyable odeur sort de son ventre roux.

Et nul ne les salue, et nul ne les regarde,
Les deux crucifiés à la tête hagarde,
Le misérable oiseau, le rédempteur divin ;

Et tous deux, depuis bien des heures, face à face,
semblent suivre de leurs yeux morts où tout s’efface
La haine et la douleur passant sur le chemin.

III

Au-dessous d’eux, sous le ciel lourd de trahisons,
Traînant de l’aube au soir son labeur et sa peine,
Toute une humanité fiévreuse se démène,
dans le décor changeant de l’heure et des saisons.

Là-bas, devant le seuil hostile des maisons,
Des mendiants très las geignent leur plainte vaine ;
Des chevaux surchargés, et qu’une brute mène,
Tombent. Partout du deuil à tous les horizons.

Partout, sur chaque mont et sur chaque colline,
Ployés sous le poids de leur tête qui s’incline,
Dans le calme des nuits, dans la fureur des jours,

D’autres Christs mutilés et d’autres bêtes mortes
Font sur le bois des croix et sur le bois des portes
Le geste de pleurer et de souffrir toujours.

IV

Tes croix penchent comme des troncs déracinés
Sur les calvaires nus que la bise ravage ;
Ta voix ne s’entend plus, ô Christ, et ton image
S’efface lentement au cœur des derniers-nés !

Tes croix penchent aux calvaires abandonnés,
Sur le ciel maintenant plus âpre et plus sauvage.
Le vent s’affole et la tempête se propage...
Laisse choir sur le sol tes vieux bras décharnés !

Laisse choir sur le sol tes mains désespérées !
Pour relever tant de misères effondrées,
Ton geste était trop pur, ton geste était trop beau.

Ton geste n’a pas pu faire naître les trêves.
Rentre, ô Christ, ô toi le dernier de nos grands rêves,
Dans l’oubli plus puissant que ton premier tombeau !

V

Tombe, éternelle nuit, sur toutes ces misères !
Tombe, éternelle nuit, sur toutes ces douleurs !
Rien n’a pu nous sauver, ni le sang, ni les pleurs ;
Nos blasphèmes sont vains et vaines nos prières.

Engloutis à jamais nos misérables cœurs,
Nos lâches cœurs plus froids et plus durs que les pierres !
Nous sommes las d’errer dans la nuit sans lumières.
L’ombre règne. La haine et le mal sont vainqueurs.

Sous le ciel implacable où meurent les étoiles,
Épave désormais sans rameurs et sans voiles,
Le monde, comme un vieux navire, peut sombrer ;

Sûrs de notre impuissance et de notre défaite,
Nous jetterons nos corps liés à la tempête.
Nous savons le néant de croire et d’espérer.

Collection: 
1893

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