Mélanges (Prudhomme)/La Trace humaine

 
Nous marchons : devant nous la poussière se lève,
Elle reçoit nos pas et les ensevelit ;
Mais l’espace nous suit sans rupture ni trêve :
Il sait quel long voyage un seul homme accomplit.

Tant de pieds ont déjà foulé la même place
Que les grains du pavé ne les nombreraient pas.
Si chaque homme après soi laissait partout sa trace,
Quels bizarres circuits vous feriez sur ses pas !

L’un vous imposerait un va-et-vient fidèle
De son lit au comptoir, du comptoir à son lit ;
L’autre vous mènerait, de semelle en semelle,
De son grenier natal au palais qu’il remplit.

Vous iriez de la Bourse au parapet du fleuve,
D’un seuil tendu de noir au rendez-vous d’amour,
Et de combien d’enfants la marque toute neuve
Finirait brusquement sans suite et sans retour !

Hélas ! prompte et mêlée, ou lente et solitaire,
Par chaque homme traînée aussi loin qu’il a pu,
La trace disparaît en un point de la terre,
Comme un fil embrouillé, subitement rompu.

Mais je crois que ce fil de nos vagabondages
Fuit par delà ce monde et n’est jamais cassé,
Et qu’il relie entre eux dans la nuit des vieux âges
D’innombrables soleils où nous avons passé.

Collection: 
1865

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