Mélanges (Prudhomme)/Incantation

 
La nuit claire bleuit les feuillages tremblants,
Pose un crêpe mouillé sur les roses bruyères,
Fait luire les talus comme des linges blancs,
Baigne les ravins d’ombre, et d’azur les clairières.

Dans son nimbe nacré la lune resplendit,
Large et lente, effaçant les profondes étoiles ;
La colline se hausse et le vallon grandit ;
L’air froissé d’un vent tiède a des frissons de voiles.

La forêt, fraîche encore après un long soleil,
Répand sa jeune odeur et son goût de résines,
Et grave, balancée en un demi-sommeil,
Écoute chez les morts travailler les racines.

Et le pitre endormi savoure le repos
En un grand palais d’or fait par la main d’un songe.
Mais voici qu’on entend d’eux-mêmes les échos
S’appeler d’un cri pur que le désert prolonge…

Un rire, plus léger que n’est le rire humain,
Vole ; un soupir le suit ; toute la terre chante,
Et tout le ciel devine, en tressaillant soudain,
Qu’une magicienne aux yeux puissants l’enchante.

Un silence effrayant, brusque, interrompt les voix ;
Les astres étonnés s’arrêtent tous ensemble ;
Puis une autre musique étrange monte ; il semble
Que la terre et le ciel s’ébranlent à la fois.

Oui, c’est le bercement d’une valse très lente ;
La forêt en subit l’irrésistible élan :
Elle va, les prés vont, et la lune indolente
Marche, et le zodiaque entraîne l’Océan.

Les vaisseaux, gracieux comme des jeunes filles,
S’éloignent en cadence et deux à deux des ports,
Et, comme en un bassin circuleraient des billes,
Les lies en tournant voyagent bords à bords.

Mais la vitesse accrue avec l’hymne de joie
Précipite la ronde et fait siffler les airs ;
Le sol chancelle et fuit, le firmament tournoie,
Un effréné vertige emporte l’univers.

Dans sa course, la mer, sous les vents qui la rasent,
Allume son phosphore aux subtiles clartés ;
Les étoiles rayant l’immensité l’embrasent,
Et l’arc-en-ciel des nuits rougit ses flots lactés.

C’est la magicienne aux yeux forts qui les guide ;
Debout, elle figure autour d’elle à ses pieds
Un cercle accru toujours et toujours plus rapide
Qui les charme et les traîne à sa vertu liés.

Des poils d’ours et du sang bouillonnent dans un vase.
Cette femme qui tourne enroule à chaque tour
Ses cheveux sur son corps, toute pâle d’extase.
Enfin d’épuisement elle tombe. il fait jour…

La face des ruisseaux brille sous les yeuses ;
Le pâtre réveillé se dresse vers le ciel.
Il se dit : « J’ai rêvé des choses merveilleuses. »
Et le monde est rentré dans son ordre éternel.

Collection: 
1865

More from Poet

 
Mon corps, vil accident de l’éternel ensemble ;
Mon cœur, fibre malade aux souffrantes amours ;
Ma raison, lueur pâle où la vérité tremble ;
Mes vingt ans, pleurs perdus dans le torrent des jours :

Voilà donc tout mon être ! et pourtant je rassemble...

 
Tu veux toi-même ouvrir ta tombe :
Tu dis que sous ta lourde croix
Ton énergie enfin succombe ;
Tu souffres beaucoup, je te crois.

Le souci des choses divines
Que jamais tes yeux ne verront
Tresse d’invisibles épines
Et les enfonce dans ton...

Ces vers que toi seule aurais lus,
L’œil des indifférents les tente ;
Sans gagner un ami de plus
J’ai donc trahi ma confidente.

Enfant, je t’ai dit qui j’aimais,
Tu sais le nom de la première ;
Sa grâce ne mourra jamais
Dans mes yeux qu’...

 
Toi qui peux monter solitaire
Au ciel, sans gravir les sommets,
Et dans les vallons de la terre
Descendre sans tomber jamais ;

Toi qui, sans te pencher au fleuve
Où nous ne puisons qu’à genoux,
Peux aller boire avant qu’il pleuve
Au nuage...

 
O vénérable Nuit, dont les urnes profondes
Dans l’espace infini versent tranquillement
Un long fleuve de nacre et des millions de mondes,
         Et dans l’homme un divin calmant,

Tu berces l’univers, et ton grand deuil ressemble
A celui d’une...