Méditations poétiques/Édition de 1849/Ressouvenir du Lac Léman

Encor mal éveillé du plus brillant des rêves,
Au bruit lointain du lac qui dentelle tes grèves,
Rentré sous l’horizon de mes modestes cieux,
Pour revoir en dedans je referme les yeux,
Et devant mes regards flottent à l’aventure,
Avec des pans de ciel, des lambeaux de nature !
Si Dieu brisait ce globe en confus éléments,
Devant sa face ainsi passeraient ses fragments…

De grands golfes d’azur, où de rêveuses voiles,
Répercutant le jour sur leurs ailes de toiles,
Passent d’un bord à l’autre, avec les blonds troupeaux,
Les foins fauchés d’hier qui trempent dans les eaux ;
Des monts aux verts gradins que la colline étage,
Qui portent sur leurs flancs les toits du blanc village,
Ainsi qu’un fort pasteur porte, en montant aux bois,
Un chevreau sous son bras sans en sentir le poids ;
Plus haut, les noirs sapins, mousse des précipices,
Et les grands prés tachés d’éclatantes génisses,
Et les chalets perdus pendant tout un été
Sur les derniers sommets de ce globe habité,
Où le regard, épris des hauteurs qu’il affronte,
S’élève avec l’amour, soupir qui toujours monte !…
Désert où l’homme errant, pour leur lait et leur miel,
Trouve la liberté qu’il rapporta du ciel !…
Par-dessus ces sommets la neige blanche ou rose,
Fleur que l’été conserve et que la nue arrose ;
Les glaciers suspendus, océans congelés,
Pour la soif des vallons tour à tour distillés ;
Dans l’abîme assourdi l’avalanche qui plonge ;
Et sous la main de Dieu pressés comme une éponge,
Noyés dans son soleil, fondus à sa lueur,
Ces grands fronts de la terre exprimant sa sueur !…
Je vois blanchir d’ici, dans les sombres vallées,
Des torrents de poussière et des ondes ailées ;
Leur sourd mugissement tonne si loin de moi,
Que je n’entends plus rien du fracas que je voi !
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Flèche d’eau du sommet dans le gouffre lancée,
La cascade en sifflant éblouit ma pensée ;
Comme un lambeau de voile arraché par le vent,
Elle claque au rocher, rejaillit en pleuvant,
Et tombe en pétillant sur le granit qui fume
Comme un feu de bois vert que le pasteur allume.
À peine reste-t-il assez de ses vapeurs
Pour qu’un pâle arc-en-ciel y trempe ses couleurs
Et flotte quelque temps sur cette onde en fumée,
Comme sur un nom mort un peu de renommée !…
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Notre barque s’endort, ô Thoune ! sur ta mer,
Dont l’écume à la main ne laisse rien d’amer ;
De tes flots, bleu miroir, ces Alpes sont la dune.
Il est nuit ; sur ta lame on voit nager la lune:
Elle fait ruisseler sur son sentier changeant
Les mailles de cristal de son filet d’argent,
Et regarde, à l’écart des bords d’un autre monde,
Les étoiles ses sœurs se baigner dans ton onde.
Son disque, épanoui de noyer en noyer,
De l’ondoiement des flots, pour nous, semble ondoyer ;
Chaque arbre tour à tour la dévoile ou la cache.
D’un côté de l’esquif notre ombre étend sa tache,
Et de l’autre les monts, leurs neiges, leurs glaçons,
Plongent dans le sillage avec leurs blancs frissons !
Diamant colossal enchâssé d’émeraudes,
Et le front rayonnant d’auréoles plus chaudes,
La rêveuse Yungfrau de son vert piédestal
Déploie au vent des nuits sa robe de cristal…
À ce divin tableau, la rame lente oublie
De frapper sous le bord la vague recueillie ;
On n’entend que le bruit des blanches perles d’eau
Qui retombent au lac des deux flancs du bateau,
Et le doux renflement d’un flot qui se soulève,
Sons inarticulés d’eau qui dort et qui rêve !…
Ô poétique mer ! il est dans cet esquif
Plus d’un cœur qui comprend ton murmure plaintif ;
Qui, sous l’impression dont ta scène l’inonde,
Pour soulever un sein, s’enfle comme ton onde,
S’ouvre pour réfléchir, à l’alpestre clarté,
La nature, son Dieu, l’amour, la liberté ;
Et, ne pouvant parler sous le poids qui le charme,
Répand le dernier fond de toute âme… une larme !

Huber ! heureux enfant de ces tribus de Tell,
Que Dieu plaça plus près des Alpes, son autel !
Des splendeurs de ces monts doux et fier interprète,
Âme de citoyen dans un cœur de poëte !
Voilà donc ces sommets et ces lacs étoilés
Devant nos yeux ravis par ta main dévoilés !
Voilà donc ces rochers à qui ton amour crie
Le plus beau nom de l’homme à la terre: — O patrie !…-
Ah ! tu tiens à ce ciel par un double lien:
Qui chérit la nature est deux fois citoyen !

Mais tu dis, dans l’orgueil de ta fière tendresse:
— Ces monts sont trop bornés pour l’amour qui m’oppresse:
On voit la liberté sur leurs flancs resplendir ;
Mais, pour l’adorer plus, je voudrais l’agrandir.
N’être qu’un poids léger de l’immense équilibre,
C’est être respecté, ce n’est pas être libre:
Dans sa force tout droit doit porter sa raison.
Un grand peuple à ses pieds veut un grand horizon !
Si la pitié des rois nous épargne l’offense,
Le dédain des tyrans n’est pas l’indépendance ;
Il faut contempler par masse et non par fractions,
Pour jouer dans ce siècle au jeu des nations.
La Suisse est l’oasis de mon âme attendrie ;
J’y chéris mon berceau, j’y cherche une patrie !…

Adore ton pays et ne l’arpente pas.
Ami, Dieu n’a pas fait les peuples au compas:
L’âme est tout ; quel que soit l’immense flot qu’il roule,
Un grand peuple sans âme est une vaste foule !
Du sol qui l’enfanta la sainte passion
D’un essaim de pasteurs fait une nation ;
Une goutte de sang dont la gloire tient trace
Teint pour l’éternité le drapeau d’une race !
N’en est-il pas assez sur la flèche de Tell
Pour rendre son ciel libre et son peuple immortel ?
Sparte vit trois cents ans d’un seul jour d’héroïsme.
La terre se mesure au seul patriotisme.
Un pays ? c’est un homme, une gloire, un combat !
Zurich ou Marathon, Salamine ou Morat !
La grandeur de la terre est d’être ainsi chérie:
Le Scythe a des déserts, le Grec une patrie !…
Autour d’un groupe épars de montagnes, d’îlots,
Promontoires noyés dans les brumes des flots,
Avec son sang versé d’une héroïque artère,
Léonidas mourant écrit du doigt sur terre
Des titres de vertu, d’amour, de liberté,
Qui lèguent un pays à l’imortalité !
Qu’importe sa surface ? un jour, cette colline
Sera le Parthénon, et ces flots Salamine !
Vous les avez écrits, ces titres et ces droits,
Sur un granit plus sûr que les chartes des rois !

Mais ce n’est plus le glaive, Huber, c’est la pensée,
Par qui des nations la force est balancée.
Le règne de l’esprit est à la fin venu.
Plus d’autres boucliers ! l’homme combat à nu.
La conquête brutale est l’erreur de la gloire.
Tu l’as vu, nos exploits font pleurer notre histoire.
De triomphe en triomphe, un ingrat conquérant
A rétréci le sol qui l’avait fait si grand !…
Il faut qu’avec l’effort de l’orgueil en souffrance
Le génie et la paix reconquièrent la France,
Et que nos vérités, de leurs plus beaux rayons,
Dérobent notre épée à l’oeil des nations,
Ainsi qu’Harmodius sous un faisceau de rose
Cachait le saint poignard altéré d’autre chose !
Les serviteurs du monde en sont les seuls héros:
Où naquit un grand homme, un empire est éclos.
La terre qui l’enfante, illustrée et bénie,
Monte de son niveau, grandit de son génie:
Il conquiert à son nom tout ce qui le comprend.
Ô Léman, à ce titre es-tu donc trop peu grand ?
Jamais Dieu versa-t-il sur sa terre choisie,
De sa corne de dons, d’amour, de poésie,
Plus de noms immortels, sonores, éclatants,
Que ceux dont tu grossis le bruit lointain du temps ?
L’amour, la liberté, ces alcyons du monde,
Combien de fois ont-ils pris leur vol sur ton onde,
Ou confié leur nid à tes flots transparents ?
Je vois d’ici verdir les pente de Clarens,
Des rêves de Rousseau fantastiques royaumes,
Plus réels, plus peuplés de ses vivants fantômes
Que si vingt nations sans gloire et sans amour
Avaient creusé mille ans leurs lits dans ce séjour:
Tant l’idée est puissante à créer sa patrie !
Voilà ces prés, ces eaux, ces rocs de Meillerie,
Ces vallons suspendus dans le ciel du Valais,
Ces soleils scintillants sur le bois des chalets,
Où, des simples des champs en cueillant le dictame,
Dans leur plus frais parfum il aspira son âme !
Aussi le souvenir de ces félicités
Le suivit-il toujours dans l’ombre des cités.
Ses pieds rampants gardaient l’odeur des feuilles
Son premier ciel brillait jusqu’au fond de ses fautes,
Comme une eau de cascade, en perdant sa blancheur,
Roule à l’Arve glacé sa première fraîcheur.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Voltaire ! quel que soit le nom dont on le nomme,
C’est un cycle vivant, c’est un siècle fait homme !
Pour fixer de plus haut le jour de la raison,
Son oeil d’aigle et de lynx choisit ton horizon ;
Heureux si, sur ces monts où Dieu luit davantage,
Il eût vu plus de ciel à travers le nuage !
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Byron, comme un lutteur fatigué du combat,
Pour saigner et mourir, sur tes rives s’abat ;
On dit que, quand les vents roulent ton onde en poudre,
Sa voix est dans tes cris et son oeil dans ta foudre.
Une plume du cygne enlevée à son flanc
Brille sur ta surface à côté du mont Blanc !
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais mon âme, ô Coppet, s’envole sur tes rives,
Où Corinne repose au bruit des eaux plaintives.
En voyant ce tombeau sur le bord du chemin,
Ton front noble s’incline au nom du genre humain.
Colombe de salut pour l’arche du génie,
Seule elle traversa la mer de tyrannie !
Pendant que sous ses fers l’univers avili
Du front césarien étudiait le pli,
Ce petit coin de terre, oasis de vengeance,
Protestait pour le siècle et pour l’intelligence:
Le poids du monde entier ne pouvait assoupir,
Liberté, dans ce cœur ton extrême soupir !
Ce soupir d’une femme alluma le tonnerre
Qui foudroya d’en bas le Titan de la guerre ;
Il tomba sur son roc, par la haine emporté.
Vesta de la vengeance et de la liberté,
Sous les débris fumants de l’univers en flamme
On retrouva leurs feux immortels dans ton âme !…

Ah ! que d’autres, flatteurs d’un populaire orgueil,
Suivent leur servitude au fond d’un grand cercueil ;
Qu’imitant des Césars l’abjecte idolâtrie,
Pour socle d’une tombe ils couchent la patrie,
Et, changeant un grand peuple en servile troupeau,
Qu’ils lui fassent lécher la botte ou le chapeau !
D’autres tyrans naîtront de ces larmes d’esclaves:
Diviniser le fer, c’est forger ses entraves !
Avilir les humains, ce n’est pas se grandir,
C’est éteindre le feu dont on veut resplendir,
C’est abaisser sous soi le sommet où l’on monte,
C’est sculpter sa statue avec un bloc de honte !
Si le banal encens qui brûle dans leurs mains
Se mesure au mépris qu’on a fait des humains,
Le colosse de fer dont ils fardent l’histoire
Avec plus de mépris aurait donc plus de gloire ?
Plus bas, Séjans d’une ombre ! admirez à genoux !
Il avait deviné des juges tels que vous.

Mais le temps est seul juge: ami, laissons-les faire ;
Qu’ils pétrissent du sang à ce dieu du vulgaire ;
Que tout rampe à ses pieds de bronze… excepté moi !
Staël, à lui l’univers… mais cette larme à toi !
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Huber, que ce grand nom, que ces ombres si chères
Agrandissent pour vous le pays de vos pères !
Rebandez le vieil arc que son poids détendit:
On resserre le nœud quand le faisceau grandit.
Dans le tronc fédéral concentrez mieux sa séve ;
La tribu devient peuple et l’unité l’achève !
Que Genève à nos pieds ouvre son libre port:
La liberté du faible est la gloire du fort.
Que, sous les mille esquifs dont les eaux sont ridées,
Palmyre européenne au confluent d’idées,
Elle voie en ses murs l’Ibère et le Germain
Échanger la pensée en se donnant la main !
Nid d’aigles élevé sur toute tyrannie,
Qu’elle soit pour l’exil l’hospice du génie,
Et que ces grands martyrs de l’immortalité
Lui payent d’un rayon son hospitalité !

Pour moi, cygne d’hiver égaré sur tes plages,
Qui retourne affronter son ciel chargé d’orages,
Puissé-je quelquefois, dans ton cristal mouillé,
Retremper, ô Léman, mon plumage souillé !
Puissé-je, comme hier, couché sur le pré sombre
Où les grands châtaigniers d’Évian penchent l’ombre,
Regarder sur ton sein la voile de pêcheur,
Triangle lumineux, découper sa blancheur ;
Écouter attendri les gazouillements vagues
Que viennent à mes pieds balbutier tes vagues,
Et voir ta blanche écume, en brodant tes contours,
Monter, briller et fondre, ainsi que font nos jours !…

Collection: 
1842

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