A Monsieur l'abbé de Chaulieu.
Cher abbé, souviens-toi qu'Horace
Veut qu'on mette pendant ces froids
Largement du vin dans la tasse
Et dans le foyer force bois.
Vois-tu nos arbres et nos toits
Soutenir à peine le poids
De la neige qui s'y ramasse ?
Vois-tu nos fleuves, comme en Thrace,
Si bien arrêtés pour deux mois,
Que bientôt à la même place,
Où roulaient les flots autrefois,
Tu verras rouler les charrois
Sur leur ferme et stable surface ?
Les aquilons ont glacé l'air ;
Le soleil n'ose plus aller,
Et, puisque tant de temps se passe
Sans qu'il paraisse dans les cieux,
Crois que le forgeron des dieux
Lui ferre ses chevaux à glace.
La terre aussi, s'émerveillant
De voir de la céleste voûte
Lui manquer le secours brillant,
De crainte se cache en déroute ;
Et, partout aux yeux défaillant,
S'en va bientôt faire, sans doute,
Au peuple brute banqueroute,
Qui n'a plus, dans tout son vaillant,
Que l'écorce du bois qu'il broute.
Plus desséché qu'un hareng pec,
Le poisson meurt sous ses entraves ;
Pour mettre de quoi dans leur bec,
Les oiseaux se font nos esclaves ;
Et nous-mêmes, sans choux ni raves,
Ne vivons dans ce rude échec
Que de ce dont Melchissédec
Reput Abraham et ses braves,
C'est-à-dire de beau pain sec,
Et du bon gros vin de nos caves.
Abbé, long sera ce désordre,
Qui tout l'univers a transi ;
Et nous va ce grand hiver-ci
Donner bien du fil à retordre.
Il a nos jardins endurci,
Et corrompu tous nos mets, si
Que qui peut y trouver à mordre
Au ciel doit un beau grand merci.
Tenons-nous donc, toi dans Évreux,
Où soir et matin tu festines
Avec la fleur des héroïnes,
Moi dans Anet, lieu plein de jeux
Et de bons vins, les plus fameux
De France et des îles voisines.
Aussi m'y crois-je tant heureux
Et comblé de faveurs divines,
Que, pendant tout ce temps affreux,
Pour en sortir, d'un mois ou deux
Ne feront place à mes bottines
Mes souliers, si tu ne le veux
Et qu'âprement tu ne t'obstines,
Ou que, pour faire au ciel des voeux,
Jussac, du bien vivre amoureux,
A Noel ne m'entraîne à matines.