Les Vieux Empires

— Par quels chemins de gloire et de martyre,
Par quel steppe qui gèle ou quel désert qui bout,
Dites, arrivez-vous vers nous,
Notre-Dame des vieux empires ?

— Je sais le cœur humain depuis qu’il s’est tordu,
Une première fois, dans les poings de la haine ;
Le sol n’était encor qu’un bloc de terre ardu,
Seule, l’orge sauvage embroussaillait les plaines,
De lourds lions rôdaient au long des fleuves bleus,
L’homme n’avait pour lui que des armes de pierre,
Mais la ruse brûlait sous sa creuse paupière,
Ses mains taillaient la pointe et découvraient le feu ;

Les soirs, quand au couchant les ombres se prosternent,
Des feux rouges flambaient au seuil de ses cavernes
Et le fleuve dont l’eau souple glissait sans bruit
Reflétait leurs lueurs jusqu’au fond de la nuit.

— Notre-Dame des Vieux Empires,
Là-bas, très loin, au fond des Orients,
Dites, quelle lueur de souvenir s’épand
Sur des glaives que l’on voit luire ?

— Ce fut l’heure du monde où trônèrent les rois,
Où la force des bras soumise à leur pensée
Fut peu à peu, mais âprement organisée ;
Le casque épais et dur, le glaive court et droit
Couvrait ou défendait les corps fermes et rapides.
Muscles ligneux, torses massifs, fronts intrépides !
La cruauté naïve incendiait les cœurs :
Mordre et tuer valait autant qu’être vainqueur.
On sautait, à grands bonds, dans le taillis des guerres,

Aigus de dards lancés et de. piques debout,
Taillant, luttant, mourant, avec, dans les yeux fous,
La joie en fièvre et sang des ruts et des colères.
Et les temples et les tombeaux et les palais
De granit en Égypte et de brique en Chaldée
Dressaient vers l’infini leurs tours émeraudées ;
L’homme inventait les Dieux bienveillants ou mauvais
Pour son foyer, son champ, sa vigne et sa bourgade :
C’était au temps de Naran-Sin, tyran d’Agade,
Dans l'Élam roux, quand Suse, au pied des monts d’Anzan,
Illuminait, du feu de ses armes, l’Asie.
Là-bas, vers l’ouest, le Nil, avec ses eaux moisies,
Créait, parmi les sables mous, un sol puissant.
Peuples de laboureurs soumis au travail morne,
Isis vous présentait, captif, entre ses cornes,
Comme garant de sa puissance, le soleil.
Vous cultiviez vos champs de lumière et de boue
Patiemment, avec le soc, avec la houe,
Ne voyant que de loin vos Pharaons vermeils
La poitrine, sonore et riche d’amulettes,
Par l’ouverture en feu des portes violettes,
Sortir des murs de Thèbe et gagner le désert.

Et des captifs suivaient traînant aux pieds leurs fers,
Des chevaux hennissaient vers les gloires sanglantes,
Des chars se hérissaient d’armes étincelantes
Et des soldats casqués marchaient, le torse droit,
Devant le Sphinx qui regardait l’âpre poussière
Que soulevait leur pas sur le chemin des guerres,
Monter et retomber, devant ses yeux sans foi.

— Notre-Dame des Vieux Empires,
Dites, quel geste immense et fulgurant
A projeté vers vous l’orgueil et le délire
Des conquérants ?

— Ils se nommaient Ramsès, Sargon, Cyrus, Cambyse.
Leur glaive éblouissait le monde, à coups d’éclairs,
Et les villes d’orgueil, sur leurs siècles assises,
Soudain sentaient fléchir leurs murs aux émaux clairs
Et leurs stèles de pierre où l’on sculptait les astres.
Aubes de sang, soirs de flamme, nuits de désastre !

Deux peuples se ruaient l’un vers l’autre, pareils
À deux orages fous cognés sous le soleil.
Cyrus barrait l’Euphrate en son cours millénaire ;
Il assoiffait et affamait d’abord : sa guerre
— Torses fendus, regards éteints, muscles broyés —
Mordait jusques au cœur les pays foudroyés.
Ô les cris vers les cieux quand mourut Babylone,
Avec ses chars, ses tours, ses ponts et ses pylônes
Et l’étagère en fleur de ses jardins de lys !
Ô le cri de Ninive ou de Persépolis
Trouant l’espace entier et frappant les étoiles
Tandis qu’au loin fuyaient les drapeaux et les voiles !
Ô le cri souterrain de Korsabad en feu
Dont les hauts murs d’émail étaient ornés de dieux
Broyant des lions bleus, entre leurs deux mains fortes,
Dont les Keroubs ailés gardaient dûment la porte
Sans qu’aucun d’eux pourtant en ait barré le seuil
De souverain silence et de pesant orgueil,
À l’heure, où s’écroulaient les tours ensanglantées
Avec un bruit fumant de montagne éclatée.

— Là-bas, sur les vagues, parmi les vents,
Dites, Notre-Dame des vieux Empires,
Vers quels astres du soir ou quels soleils levants,
S’en va la troupe immense des navires ?

— Voici : Tyr règne et rayonne sur l’univers.
Chypre, Rhodes, Argos, la Sicile et Carthage
Et les peuples obscurs de l’Adige et du Tage
Voient ses vaisseaux cingler vers eux, du bout des mers.
L’adresse et le calcul, la surprise et l’échange
Et les mots que l’on dit pour voiler ce qu’on fait
Et les métaux rugueux et les ambres étranges
Et les voyages longs vers des pays secrets
D’où l’on voit luire, au fond morne des crépuscules,
Tournés vers l’ouest, les fronts des colonnes d’Hercule,
Plaisent à son génie ardent, ferme et réel.
Son peuple écrit les sons, il invente les lettres ;
Là-haut, quand les buissons des astres s’enchevêtrent,
Il démêle les feux et les signes du ciel.
Sa fièvre et son astuce à chaque grain s’exaltent.

Ô son entêtement, au long des jours amers !
Il a construit des quais de marbre et de basalte
Dont les môles géants emprisonnent la mer.
C’est lui qui procura la pourpre et les ivoires
Et les cèdres massifs et durs à Salomon ;
Haute Sion, il vit se succéder tes gloires
Comme les feux du jour tournent autour d’un mont.
Il a vécu sur l’eau des mers, illuminées
Par le vol ample et clair des vents universels,
Allant de port en port, autour des archipels,
Les mats dardés dans l’or des méditerranées.

— Et quand l’ombre se fait et sur Tyr et Sidon,
Dites, Notre-Dame des vieux Empires,
Quel est au mur des temps le nom
Que votre main y vient inscrire ?

— Oh ! que les bras, les mains, les doigts, le front, les yeux
Des hommes de ce temps sont beaux dans la lumière !

L’Olympe étincelant, sous sa gloire première,
Serre, autour de ses rocs, sa guirlande de dieux.
De sa gaîne de chair pesante et ramassée,
Le corps humain souple et musclé se lève droit,
Comme de la raison qui tout à coup s’accroît
Jaillit, vers des lueurs nouvelles, la pensée.
Ô ces frises de marbre, autour des temples blancs,
Où s’incruste, dans la pierre dure asservie,
Le tumulte apaisé des gestes de la vie !
Ô ces piliers quittant le sol d’un pur élan !
Ô ces jardins, ces feuillages et ces arcades
Où s’en viennent rêver ceux qui suivent Platon !
Leur maître est là, il parle, il prouve, il persuade
Et les ombres des fleurs viennent toucher son front.
La Grèce est douce et fière ; au loin, brillent les isthmes
Et le mont Lycabete et le fleuve Eurotas.
Voici passer Aristote menant au pas
Le cortège précis de ses clairs syllogismes ;
Tout appartient à la Sagesse et l’Art ; tout sert
En cet universel et suprême concert
À rendre, aux yeux de tous, plus belle et plus profonde
L’idée en or que les hommes se font du monde.

Le drame est né : les poètes clairs et puissants
Serrent, entre les liens des strophes souveraines,
Le rouge et lourd faisceau des passions humaines
Et le plantent dans le soleil ou dans le sang
Devant les yeux calmés ou angoissés des foules.
Le peuple vit de gloire et d’orgueil, simplement.
Il domine, retient ou déchaîne ses houles,
Mais tout, même sa rage, est un rayonnement.
Il mêle en ses transports la force à l’ironie
Et fait surgir, du fond de sa fécondité,
Pour qu’ils marquent leur temps d’un sceau d’éternité,
Toujours plus rayonnants et plus hauts ses génies.

— Et maintenant que se penchent vers leur déclin
Et la Crète et Corinthe et l’Attique et l’Épire
Dites, quelle cité couvre au loin l’Esquilin,
Notre-Dame des vieux Empires ?

— C’est Rome, et ce nom seul évoque l’univers.
Car la plaine et le mont… et le fleuve et la mer

Et les villes debout sur les confins du monde
S’hallucinent à voir ses grandes aigles d’or
Franchir l’Alpe, l’Atlas, l’Olympe et le Thabor,
S’abattre et les saisir, en leurs serres profondes.
Rome est l’ordre guerrier, la volonté, la loi.
Vaincre n’est qu’un devoir ; régner est un exploit.
Elle aime à maintenir sa force en plein silence
Et que brille son droit, comme un fer, sur sa lance.
Ceux qui tiennent son pouvoir ferme entre leurs mains,
Tribuns ardents, consuls guerriers, sénateurs graves
Semblent des rois : ils sont des citoyens romains.
Comme un vaisseau foulant les flots sous son étrave,
Rome s’avance, en écrasant, tranquillement,
Tous ceux qui n’ont pas foi en son commandement.
Rome est âpre au combat, juste après la victoire.
La honte des vaincus disparaît dans la gloire
Qu’elle leur verse au front dès qu’ils se sont soumis ;
Elle protège où qu’ils aillent vivre, ses fils ;
Dès qu’on la cherche, au bout des terres, on la trouve.
Elle a puisé son sang dans le lait de la louve
Et la rudesse est sa grandeur et sa beauté.
Elle a connu les jours d’ombre et d’adversité

Et le crime rôdant autour de ses collines ;
Oh ! les nocturnes yeux de ses empereurs fous,
Les rages de Néron, les ruts de Messaline,
Les vestales criant d’amour, sous les cieux roux,
La vigne de la chair pillée, en des nuits folles,
Et tout à coup, Rome en flamme, tordant ses bras
Et dispersant, au vent de l’infini, là-bas,
La cendre en feu de ce qui fut le Capitole.
Mais néanmoins, toujours, malgré l’affre et le deuil,
Et ses maîtres qui lui mordaient son cœur austère,
Rome resta puissante et droite en son orgueil
Et projetant au loin sa force autoritaire.
Quand la brume voilait son cœur violenté,
Son poing toujours apparaissait, dans la clarté,
Si bien que, sous Trajan, Septime et Marc-Aurèle,
Elle imposa la paix à tous les fronts humains
Et que, vivant sans peur, sans fièvre et sans querelle,
L’Univers tout entier fit le rêve Romain.

Ainsi, au cours des temps pleins d’ombre ou de flambeaux,
L’homme s’est fait son corps, son verbe et son cerveau

Et sa demeure, auprès des champs et des rivières,
Pour s’y nourrir des fruits bienveillants de la terre.
Il s’est aimé d’abord en son brutal orgueil ;
Il a planté les drapeaux de sa force, au seuil
Rouge et tumultueux des palais de la vie ;
Parfois, lorsqu’il sentait les mains de son génie
Tenir, entre ses doigts, le sort d’un peuple entier,
Il s’improvisait roi, tribun, penseur, guerrier,
Et les destins sortaient en armes de sa tête.

Bientôt l’ère naquit des nouvelles conquêtes,
La sagesse troua les cieux de son grand vol,
L’art jaillit lumineux, comme une fleur, du sol,
Et le marbre et l’écrit devinrent la pensée.
Ce fut la force en fête après la force en deuil,
Belles toutes les deux puisqu’elles sont l’orgueil,
La flamme et la splendeur de la vie embrasée.

Collection: 
1907

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