Les Signes de croix

Là-bas, là-bas, dans la forêt bretonne,
Un vieux château pend au flanc d’un rocher ;
Là des enfers le chœur danse et détonne,
Les pélerins n’osent en approcher.
Sur le manoir
Volent en cercles noirs
Mille oiseaux de malheurs…
Hélas, ma bonne, hélas, que j’ai grand’peur !

D’un châtelain arborant la bannière,
Satan triomphe en ce séjour de mort.
La jeune Iseult languit sa prisonnière :
Tu céderas, dit-il, ou, par la mort… !
Par le saint nom
Elle a juré que non,
Il bondit de fureur…
Hélas, ma bonne, hélas, que j’ai grand’peur !

Fort à propos un cor d’ivoire sonne :
C’est Enguerrand, le vaillant paladin ;
Mais en champ clos Satan ne craint personne.
La fleur des preux va périr, quand soudain
Iseult lui dit :
Signe-toi, le maudit
Faiblira de terreur…
Hélas, ma bonne, hélas, que j’ai grand’peur !

Il s’est signé trois fois, trois cris d’alarme
Ont frappé l’air, et Satan s’est enfui
De nos exploits, dit le preux qu’on désarme,
Grâce à l’amour, payons-nous aujourd’hui.
Il dit, mais las !
Le héros est bien las,
La vierge est dans sa fleur…
Hélas, ma bonne, hélas, que j’ai grand’peur !

Il traite un peu sa grand’dame en fillette,
Puis tout à coup se lève, au désespoir :
Du diable soit le noueur d’aiguillette !
Il m’a charmé ; damoiselle, au revoir !
Mais, restant coi,
Iseult dit : Signe-toi,
Mon doux maître et seigneur…
Hélas, ma bonne, hélas, que j’ai grand’peur !

À cette voix dont il connaît l’empire,
Il obéit, se signe, et fait si bien
Que douze fois la colombe soupire :
Honneur, amour au chevalier chrétien !
Et douze fois
L’écho joyeux des bois
Répète : amour, honneur…
Hélas, ma bonne, hélas, que j’ai grand’peur !

Oui, j’ai grand’peur que ce récit n’éveille
En certain lieu des regrets superflus :
Si ma chanson, Rose, vous émerveille,
Si, prenant goût aux exploits des élus,
Vous vous flattez
De les voir imités
Par moi, pauvre pécheur,
Hélas, ma bonne, hélas, que j’ai grand’peur !

Collection: 
1830

More from Poet

  • Chant funèbre

    Refrain :
    Ils sont tous morts, morts en héros,
    Et le désespoir est sans armes ;
    Du moins, en face des bourreaux
    Ayons le courage des larmes !

    Ces enfants qu'on croyait bercer
    Avec le hochet tricolore
    Disaient tout bas : il faut...

  • Ménestrel qui vais par le monde,
    N'ayant rien que mon gai savoir,
    Si vous m'aimiez, ô belle blonde !
    Je me croirais un riche avoir ;
    Comme Pétrarque aux pieds de son idole,
    A vos genoux courbé bien bas, bien bas,
    J'oublîrais tout, voire le Capitole,
    Si...

  • Élégie

    S'il est un nom bien doux fait pour la poésie,
    Oh ! dites, n'est-ce pas le nom de la Voulzie ?
    La Voulzie, est-ce un fleuve aux grandes îles ? Non ;
    Mais, avec un murmure aussi doux que son nom,
    Un tout petit ruisseau coulant visible à peine ;
    Un géant...

  • Dame Justice a fait merveille !
    Disais-je, croyant voir un jour
    Douze voleurs, libres la veille,
    Bâiller captifs devant la cour.
    Avant que l’écriteau d’usage
    À leur pilori soit collé,
    Lavater, sur leur plat visage,
    Lirait déjà qu’ils ont volÃ...

  • Vive le roi !… Comme les faux prophètes
    L’ont enivré de ce souhait trompeur !
    Comme on a vu grimacer à ses fêtes
    La Vanité, l’Intérêt et la Peur !
    Au bruit de l’or et des croix qu’on ramasse,
    Devant le char tout s’est précipité ;
    Et seul, debout, je murmure à...