Les Héros/Guillaume de Juliers

Guillaume de Juliers

I

Avec ses nécromans et ses filles de joie
Et ses prêtres et ses soldats et ses devins,
Plus clair que Scipion, plus fier qu’Hector de Troie,
Guillaume de Juliers, archidiacre, s’en vint
Pour la défendre et raffermir, chercher refuge,
Un soir que toutes les cloches sonnaient
Et s’acharnaient
Dans Bruges.

Il était jeune, ardent et franc de volonté.
Il dominait la foule et la cité,
Sans le vouloir, par ce don d’être
Partout où il passait, le maître.
Son existence était sa volupté.
Il mêlait tout : luxure et foi, rage et sagesse ;
La mort même n’était pour lui qu’une allégresse
Et qu’une fête, en un jardin de sang.

II

Forêts d’armes et de drapeaux, éblouissant
D’or et d’acier une aurore de braise,
Là-bas, sur les hauteurs qui dominent Courtrai,
Orgueil au clair, haine en arrêt,
S’amoncellent les vengeances françaises.
« Il me faut le pouvoir en Flandre, » a dit le roi.
Et ses troupes que commande Robert d’Artois,
Belles comme la mer éclatante et cabrée,
Sont là, pour effrayer et pour broyer.
Férocement,
Le dur, compact, mais entêté Flamand,
Sous leur marée.
Oh ! les heures que vécurent alors,

Sous la terre, les morts,
À voir leurs fils les invoquer et soudain prendre
Un peu du sol sacré où se mêtait leur cendre
Et le manger, pour se nourrir le cœur !

Guillaume était présent. Il regardait ces hommes
Frustes surgir plus haut que les héros de Rome
Et plus il ne douta qu’il ne serait vainqueur.

Il avait ordonné qu’on mît d’énormes claies
Sur les mares, sur les fossés et sur les plaies
Du sol mordu par la rivière et ses remous :
La terre semblait ferme et n’était qu’un grand trou.
Les tisserands de Bruges étaient massés derrière.
L’âpre charrue avait fourni l’arme de guerre.
Nul ne bougeait. Ils attendaient qu’on vînt à eux,
Blocs de courage et de ferveur silencieux.

Légers et clairs et bouillonnants, comme l’écume
Qui blanchissait aux mors de leurs chevaux,
Heaumes d’argent, houppes de plumes,
Téméraires, comme autrefois à Roncevaux,
Ceux de France se ruèrent en pleine lutte.

Et ce ne fut en un instant, que heurts, chocs, chutes,
Cris et rages. Et puis la mort dans un marais.

« Ils choient larges et drus, comme au vent, les javelles, »
Dit Guillaume, tandis que des charges nouvelles
Tombaient et s’écrasaient sur des cadavres frais
Et que d’autres suivaient et puis d’autres encore
Et puis d’autres, si loin, que l’horizon entier
— Feux d’armures mêlés aux lumières d’aurore —
Semblait d’un élan fou bondir vers les charniers.

La France était atteinte et la Flandre sauvée.

Aussi, quand après mille efforts,
La rage au cœur, mais la force énervée,
Sur le pont mou que leur faisaient les morts,
Les ducs et barons, sur leurs chevaux de guerre,
Passèrent,
Leur fougue se brisa contre le fer flamand.

Ce fut un rouge, féroce et merveilleux moment.
Guillaume de Juliers marchait de proie en proie,

Ses narines saignaient, ses dents crissaient de joie
Et son rire sonnait pendant l’égorgement.
Comme un buisson mouvant de haine carnassière,
Il se dardait. À ceux qui levaient leur visière
Et imploraient, merci ! son poing fendait le front,
Il leur donnait la mort, en leur criant l’affront
D’avoir été vaincus par des manants de Flandre,
Sa maladive ardeur ne pouvait plus ascendre :
Il eût voulu les mordre avant de les tuer.

Et les cardeurs, les tisserands et ses bouchers
L’accompagnaient, comme en frairie,
En ces banquets de rage et de tuerie.
Autant que lui, ils se soûlaient et s’affolaient
De leur travail ;
Pesants comme des pieux, fermes comme des proues,
Ils refoulaient des chevaliers, comme un bétail,
Dans de la boue,
Ils leur broyaient les dents, les bras, les flancs, les corps
Et, les talons plantés dans les trous des blessures,
Ils saccageaient ce large écroulement d’armures
Et leur volaient l’éclair de leurs éperons d’or.

III

Et les cloches ivres comme les âmes,
Dans la ville sonnaient, là-bas ;
On déversait, hors des paniers,
Par tas,
Les éperons princiers
Sur les autels de Notre-Dame.
Cordiers, maçons, vanniers, foulons,
Dansaient, au bruit balourd des gros bourdons ;
Des tisserands qui s’affublaient de heaumes
Et des filles de joie et des soudards,
Sur un pavois géant couvert d’un étendard,
Hissaient Guillaume ;
Et tandis que coulaient cidre, cervoise et vin,
Lui souriait en se penchant vers ses devins
Qui, grâce à leur nocturne et tragique science,
Lui donnaient le pouvoir de faner de ses mains
Devant le monde entier le lys royal de France.

Collection: 
1908

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