Baudouin Bras de Fer
La mer s’est retirée enfin, comme à regret.
Un pays rude émerge avec ses terres basses
Et s’enfle et vit — tandis qu’aux horizons se tasse
La multitudinaire et compacte forêt.
Avec ses murs couleur de cendre,
Avec ses murs et leurs arceaux
S’implante au bord des eaux,
Dans les roseaux,
Le premier burg construit en Flandre.
Un comte, homme d’astuce y règne avec effroi.
En France, il a volé une fille de roi,
Pour que son corps lui fût otage autant que fête.
Il est le droit sanglant qui prend Dieu pour appui ;
Il fait sien tout vaisseau que poussent jusqu’à lui
Les bras démesurés des soudaines tempêtes.
Son donjon lourd, vers la mer vaste orienté,
Dresse debout son âpreté,
Sous le soleil ou dans la brume ;
De loin il apparaît comme une énorme enclume
Où se forge la volonté
Du maître ardent et entêté
Qui tient en ses mains pleines
Les droits faits de rigueurs, les devoirs faits de haines.
Baudouin règne et mord férocement.
Mais s’il pressure et s’il obère,
Sitôt que souffle, en son pays, la guerre,
Il est celui qui tout à coup défend,
Avec la fièvre au cœur, avec la rage aux dents,
Tout au long de ses terres,
Les gens.
Plus drus que les flocons de neige
De leur lointaine et rude et givreuse Norvège,
Armés de fer et casqués d’or,
Les Normands roux, aux muscles forts,
Sont descendus, sur les côtes, en Flandre.
La vie entre leurs mains devient ruine et cendre ;
Ils incendient les bourgs, les clos et les moissons ;
La flamme est leur drapeau flottant aux horizons.
Rien ne leur est défense, arrêt, barrière, obstacle ;
S’ils le pouvaient, ils tueraient Dieu :
Un jour, l’un d’eux planta son rouge épieu.
Dans le cœur d’or d’un tabernacle.
Étalons fous des prés blancs et verts de la mer,
Leurs bondissants vaisseaux courent sur les flots clairs ;
De l’un à l’autre bout des tragiques espaces,
Le vent et l’ouragan leur insufflent l’audace ;
Ils chantent sous la foudre et ne redoutent rien.
Le monde franc, depuis Clovis étant chrétien,
Eux seuls dressent encor, dans la brume atlantique,
Le fulgurant Wahaal des grands Dieux magnétiques,
Maîtres du pôle ardent et du subtil éclair.
Ils ont le culte ancien implanté dans leur chair,
Et quand, à coups d’épée, ils saccagent les vignes
D’un combat rouge, ils croient qu’Odin même désigne
Quelles grappes de vie, il leur faut tordre et broyer.
Leur haine et leur fureur, on les voit flamboyer,
Partout. Ils vont et vont ; tuent et disparaissent ;
Ils mènent l’aventure et la fortune en laisse ;
Ils s’attaquent aux rois autant qu’à leurs vassaux.
La cité prise et morte, ils regagnent les eaux,
Entassant pêle-mêle, au hasard, sur les rives,
De lourds coffrets d’argent et des femmes captives.
Printemps, été, automne, hiver.
Le comte au bras de fer
Les harcelait, avec astuce et rage.
Connaissant tous les bords de son pays mauvais,
Il les poussait et les captait en des marais.
Ruse, tu étais sœur de son courage.
Il t’employait pour les abattre et pour régner.
Autant que le comte au long col, Régnier,
Il attisait en lui, le feu des convoitises.
Il se fût allié, fût-ce aux Normands,
Si son père, le roi, si sa mère, l’Église,
Avaient contrarié son appétit flamand
Qui s’exaltait à prendre
Chaque an, un coin nouveau pour sa terre : la Flandre.
Et qu’importe qu’il fût larron, tueur, bandit.
Si le premier, avec ses deux mains acharnées,
Il a serré le nœud des destinées,
Autour du cœur de son pays.
Il fut sa pensée âpre, en ces heures d’épreuve,
Où le monde sentit l’Europe ardente et neuve
Remplacer Rome usée et soudain tressaillir,
Tête au soleil, vers l’avenir.
La Flandre, il la voulait belle comme un royaume.
Il en aimait la mer, les bois, les clos, les chaumes,
Les nuages, le ciel, la brume et les grands vents ;
Et son donjon armé qui lui semblait vivant
Surgissait à ses yeux vers la lutte éternelle,
Tant pour sa gloire à lui que pour sa garde à elle.