Aujourd’hui
Artevelde, les deux Van Eyck, Rubens, Vésale,
— Éclairs rouges du geste, ou feux blancs des cerveaux —
Votre orage remplit encor les cœurs nouveaux
Du tonnerre de vos mémoires colossales.
Les mêmes cieux d’Escaut, dont vous aimiez les ors,
Nous les aimons aussi, nous n’en aimons point d’autres
Et nous vivons dans nos villes sombres — les vôtres —
Au pied des mêmes tours qui vous ont pleurés, morts.
Nous sommes vous, quand nous voulons, avec rudesse,
Que la Flandre magnifique prenne sa part
De tout ce qui s’acquiert par l’effort et par l’art,
Dans l’univers gonflé de gloire et de richesse.
L’immobile fierté de nos beffrois flamands
Vos yeux, avant nos yeux, tels soirs, l’ont regardée
Et votre âme et notre âme ont mis la même idée
Dans ces pierres d’orgueil frôlant le firmament.
Aussi, voulons-nous tous que nos cités soient celles
Qui remplissent de votre souvenir, nos cœurs,
Vous qui fîtes sonner si loin, les noms vainqueurs
De Bruges et de Gand, d’Anvers et de Bruxelles.
Depuis que vous dormez dans notre sol, chez vous,
Le monde
Fut remué, terre par terre, onde par onde,
Dites, sous quels afflux ou quels remous,
Jusqu’au tréfond de sa force profonde.
Tout a changé : les ténèbres et les flambeaux.
Les droits et les devoirs ont fait d’autres faisceaux ;
Du sol jusqu’au soleil, une neuve énergie
Diverge un sang torride, en la vie élargie ;
Des usines de fonte ouvrent, sous le ciel bleu,
Des cratères en flamme et des fleuves en feu ;
De rapides vaisseaux, sans rameurs et sans voiles,
La nuit, sur les flots bleus, étonnent les étoiles ;
Tout peuple réveillé se forge une autre loi ;
Autre est le crime, autre est l’orgueil, autre est l’exploit
Et ce tumulte fou de lutte et de conquêtes
Bruit surtout au cœur des villes, d’où vous êtes.
Gand formidable, avec ses bras, ses mains, ses doigts,
Avec son corps ployé sur les métiers logiques
Dresse, sous le ciel noir et roux, l’effort tragique
De son peuple fiévreux, redoutable et narquois.
Ses tissus clairs et fins partent vers des contrées
De feu, de flamme et de splendeur large dorées ;
Ses draps profonds et lourds luisent comme autrefois
Dans les fêtes, les triomphes et les arrois ;
Mais mieux qu’aux anciens temps de rage et de colère
Sa force organisée et, chaque jour, debout,
Patiemment, mais fermement, impose à tous
Sa volonté rugueuse et ses vœux populaires.
Les bras des longs canaux que le couchant fait d’or
Serrent près du beffroi, comme autour d’un refuge,
Toute la gloire ancienne et dolente de Bruges.
La ville est fière, et douce, et grande par la mort.
Mais néanmoins, toujours, monte vers la lumière
Le rectiligne élan de sa beauté guerrière
Et son bourdon réveille un trop vivant écho
Pour éternellement pleurer sur un tombeau.
Bruges écoute au loin les flots chanter aux grèves
Et Bruges se souvient et veut ressusciter :
Voici le chemin d’eau vers son port souhaité
Et les vaisseaux d’orgueil pour embarquer son rêve.
Anvers, c’est l’océan dompté et prisonnier
En des bassins de fer, degrés ou de basalte :
C’est tous les pavillons du monde dont s’exaltent
Les lions d’or, au bout des focs et des huniers ;
Anvers, c’est le grand cri de la Flandre à l’espace,
C’est l’effort qui s’enrage et, chaque an, se surpasse,
C’est le butin de la montagne et des forêts
Et des mines et des fleuves pris en des rêts,
C’est la grand’ville où l’âpre Escaut répand son âme
Et dont rêvent les blonds marins, sous l’équateur,
Quand ils sifflent, là-bas, le petit air vainqueur
Que chante au pays vert, la tour de Notre-Dame.
Comme un insecte d’or dans le soir rose et clair,
Le feu vibrant encor aux arcs de ses deux ailes
L’ange, patron hautain, illumine Bruxelles,
De son glaive barrant le ciel comme un éclair.
Depuis bientôt vingt ans, comme un cri de conquête,
Monte vers lui le chœur véhément des poètes ;
Un sculpteur rude et douloureux a confronté
Son œuvre humaine et neuve avec l’éternité ;
L’art chante, et voit grandir sa force et sa victoire,
Tandis qu’aux flancs des collines, dès le matin,
Dans l’ombre ou le soleil d’un sinueux jardin.
S’éclairent les vitraux des blancs laboratoires.
Telles, vous demeurez dans le présent debout,
Vous, les quatre cités de la Flandre vivante,
N’ayant jamais perdu l’orgueil de croire en vous,
Ni d’imposer l’espoir à notre âme fervente.
Vous avez pris pour maître et souverain le Temps,
Adaptant votre force à ses forces nouvelles,
Accueillant l’avenir, en votre cœur battant,
Et son mystère, en la clarté de vos cervelles.
Votre vigueur s’affirme, avec ténacité.
Dans le brasier universel des énergies,
Votre flamme pour mieux grandir et s’exalter
Plus que nulle autre, aux vents frondeurs, s’est élargie ;
Vous adorez la lutte ardente, ayant souffert ;
Votre œuvre est patiente, et néanmoins lyrique ;
Soudain, elle a fleuri, au delà de la mer,
Là-bas, dans les forêts et les brousses d’Afrique,
Sous un aride, hostile, et calcinant soleil ;
Villes de Flandre et de Brabant, villes profondes
De courage secret et de vouloir vermeil,
Votre vie est utile à la splendeur du monde,
Et ce que vous ferez, et puis ferez encor
D’ardu, de clair, de grand et d’unique sur terre,
Soit par l’effort multiple ou l’élan solitaire,
Grâce à notre âme écouteuse, sera d’accord
Toujours, avec la voix sourde de vos grands morts.
Artevelde, les deux Van Eyck, Rubens, Vésale,
— Éclairs du vieux passé sur l’horizon nouveau —
Comme un orage d’or, vos œuvres colossales
Grondent, superbement, autour de nos cerveaux.