Salut ! Père-des-Eaux, fécond Meschacébé,
Fleuve immense qui tiens tout un monde englobé
Dans tes méandres gigantesques !
Toi dont les flots sans fin, rapides ou dormants,
A des bords tout peuplés de souvenirs charmants
Chantent cent poëmes dantesques !
Comme l’antique Hercule, ô colosse indompté,
Tu t’en vas promenant ta fière majesté
De l’Equinoxe jusqu’à l’Ourse ;
Et ton onde répète aux tièdes océans
L’épithalame étrange et les concerts géants
Des glaciers où tu prends ta source.
Tu connais tous les cieux, parcours tous les climats.
La pirogue indienne et le pesant trois-mâts
Te parlent de toutes les zones.
L’aigle ami des hivers, le pélican frileux,
Le sombre pin du Nord, et le coton moelleux
Se mirent dans tes vagues jaunes.
Vois ! tandis qu’à tes pieds, sur ton cours attiédi,
L’oranger qui se berce aux brises du midi,
Verse ses parfums et son ombre,
A ton front les sapins, accroupis à fleur d’eau,
Te tressent, blancs de givre, un éternel bandeau
De leurs arabesques sans nombre,
Là, sur tes bords glacés où mugit l’aquilon,
Les chasseurs vont traquant l’ours du Septentrion
De leurs flèches et de leurs piques ;
Ici, dans les détours où dorment tes remous,
Les noirs alligators foulant tes sables mous,
Bâillent au soleil des tropiques.
Et puis, ô fleuve ! il semble, indécises rumeurs,
Que la voix du passé chante dans tes clameurs,
Quand ton flot se frange d’écume ;
Et qu’au fond des grands bois sur la rive penchés,
On entrevoit, la nuit, l’ombre des vieux Natchez
Errer vaguement dans la brume.
O Chactas ! Atala ! c’est vous qui revenez,
À l’abri des vieux troncs par l’orage, inclinés,
Voir passer les eaux murmurantes ;
Et toi, chantre immortel qui fis leurs noms si beaux,
Quittes-tu quelquefois la poudre des tombeaux,
Pour suivre leurs formes errantes ?
Oui, fantômes aimés, vous y venez souvent ;
Et voilà ce qui fait que, dans la voix du vent,
Soit qu’elle brame dans les landes,
Ou ronfle sur ta berge, ô vieux Meschacébé !
Le passant croit ouïr, quand le soir est tombé,
De mystérieuses légendes !
Beau fleuve ! emporte-moi dans ta course sans frein,
Souffle-moi tes senteurs, chante-moi ton refrain,
Endors-moi sur ta large lame ;
Que tes rayons dorés baignent mon front pâli !
Nouveau René, vers toi je viens chercher l’oubli :
Verse-moi son amer dictame !
Novembre 1870.