Les Fleurs boréales/La Dernière Iroquoise

 
I

Nous sommes sur les bords du Saint-Laurent sauvage.
Le fleuve, déployant l’orbe de son rivage,
En gracieux ovale épanche son flot pur.
Avec ses roseaux verts chantant comme une harpe,
La rive se déroule en amoureuse écharpe
Encadrant un miroir d’azur.

Du fond de la forêt montait des voix sans nombre.
Connue un œil entr’ouvert au fond de la nuit sombre,
La lune, projetant ses longs rayons blafards,
Découpe des grands pins les rainures étranges,
Dont l’ombre se dessine eu gigantesques franges
Flottant parmi les nénuphars.

L’oiseau de nuit, quittant sa pose taciturne,
S’envole en tournoyant, et sa clameur nocturne
Eveille des grands bois l’écho retentissant.
Tout est calme ; et pourtant, dans le couchant rougeâtre,
Sinistre précurseur, un nuage grisâtre
Etend son voile menaçant.

II

Voyez là-bas, longeant les détours de la grève,
Comme un vague fantôme entrevu dans un rêve,
Une ombre se glisser d’un pas lent et discret.
Aux lueurs de la nuit, sa silhouette grise
Se détache, en passant, vacillante, indécise,
Sur le fond noir de la forêt.

La brise nous apporte une plainte étouffée…
Est-ce l’Esprit des bois ? Est-ce un spectre, une fée,
Qui vient gémir aux bord des flots silencieux ?
Non, c’est un être humain ; c’est l’enfant des savanes,
Qui vient parfois la nuit rêver sous les platanes,
L’œil hagard, le front soucieux.

Roseau longtemps en butte au vent de la tempête,
C’est une femme ; l’âge appesantit sa tête,
Et la ride du temps creuse ses traits flétris.
Fille de l’Iroquois à l’âme sanguinaire,
De tout son peuple éteint rejeton centenaire,
C’est le seul et dernier débris.

Dans les drames sanglants que raconte l’histoire,
Elle vit sa tribu périr au champ de gloire ;
Et quand eut succombé le dernier de ses preux,
Elle se retira dans un antre sauvage,
Pour pleurer sa grandeur et mourir au rivage
Du fleuve aimé de ses aïeux. .

Elle s’est arrêtée au pied d’un chêne énorme ;
Et, tout on dérobant quelque chose d’informe
Sous les plis déchirés d’un large manteau gris,
Elle parle, et sa voix lugubre et monotone
Semble le grincement et la bise d’automne,
Dans les vieux ormes rabougris :

III

« O fleuve qui sans fin roules tes noires ondes !
Forêts dont j’aimai tant les retraites profondes
Sentiers que tant de fois j’ai parcourus le soir !
Collines qui bordez ces berges solitaires !
Rochers silencieux ! antres pleins de mystères !
Pour la dernière fois j’ai voulu vous revoir.

Vos maîtres ont passé comme le flot qui coule
Sur ces grèves ! ainsi que le vent qui roucoule,
La nuit, de sapins en sapins !
Comme un esquif léger qu’entraîne la dérive…
Et moi ; œil fatigué cherche en vain sur la rive
La trace de leurs mocassins.

Fleuve, te souvient-il de ces jours sans nuage,
Quand, dressant au printemps son wigwam sur ta plage,
L’Iroquois sur tes bords venait chasser le daim !
De nos courses sans fin te souvient-il encore,
Quand le vol cadencé de l’aviron sonore
Emportait nos canots bondissant sur ton sein ?

Te souvient-il encor de la brune Indienne,
Dont la voix se mêlait, sonore, aérienne,
Aux mille murmures du soir,
Quand elle suspendait à la frêle liane,
Et balançait au vent sa mouvante nâgane,
Berceau d’un guerrier à l’œil noir ?

Te souvient-il aussi, quand, vengeurs intrépides,
Nos bandes poursuivaient de leurs flèches rapides
Leurs ennemis fuyant la rage dans le cœur ?
Ou bien, sortant soudain de leur mille embuscades,
Couvraient de leurs clameurs la voix de tes cascades,
Et brandissaient dans l’ombre un tomahawk vainqueur ?

Hélas ! ils ne sont plus.. .et sous les sombres dômes
De tes forêts, la nuit, ou entend leurs fantômes
Mêler leur plainte au bruit du vent.
Ils sont morts ! et tes flots qu’ils dominaient naguère,
Tes flots ont oublié le noble chant de guerre
Qu’ils entendirent si souvent !

Malheur ! meilleur ! malheur ! à ces Visages-Pâles
Dont les rangs hérissés de foudres infernales
Ont fait de nos guerriers un carnage inouï !
Leurs victimes encore attendent la vengeance…
Puisse de ces vautours l’exécrable puissance
S’écrouler sous le bras du fier Areskoui !

Puisse-t-il, dévastant leurs retraites impures,
Les traquer, les saisir, scalper leurs chevelures,
Broyer leurs membres palpitants,
Entonner sur leurs corps l’hymne de la victoire ;
Rougir ses mocassins dans leur sang, et le boire
Dans leurs crânes encor fumants ! »

 

IV

Elle se tait. Sa voix, comme les cris funèbres
Que poussent dans la nuit les oiseaux des ténèbres,
Vu d’échos en échos mourir dans la forêt ;
Son œil sombre, où s’allume une clarté féroce,
A semblé refléter quelque pensée atroce,
Quelque épouvantable projet !

Un sourire infernal se crispe sur sa bouche ;
Son sourcil se contracte, et son regard farouche
Lance au ciel un éclair amer et triomphant ;
Sa main s’arme soudain d’une lame acérée ;
Et le large manteau dont elle est entourée
S’entr’ouvre et nous montre un enfant !

Un tout petit enfant doux et blond comme un ange…
Inconscient acteur de cette scène étrange,
Il ouvre en souriant son œil de séraphin ;
Sa blancheur, sou regard pur comme l’innocence,
Ses riches vêtements, tout trahit sa naissance :
C’est le fils du seigneur voisin !

Sous les épais rideaux d’une alcôve fermée,
Il dormait ; et, planant sur sa couche embaumée,
L’essaim des rêves d’or baisait son front si beau ;
Quand, nourrissant déjà son projet de vengeance,
L’Iroquoise au manoir se glissait en silence,
Et l’arrachait à son berceau.

Pauvre mère, tu dors ; et tandis que les songes,
Bercent ton cœur aimant de leurs riants mensonges,
Le malheur sur ton front pose sa lourde main ;
Peut-être crois-tu voir un ange au doux sourire,
Qui presse dans ses bras ton enfant qui soupire ;
Quel sera ton réveil demain !…

V

Cependant sur les flots s’épaississent les ombres :
Le ciel voile ses feux sous des nuages sombres ;
Le vent dans la forêt a sifflé sourdement ;
La cime des grands pins se courbe et se relève ;
Et le fleuve écumeux vient balayer la grève
De sou flot naguère dormant.

La tempête partout jette son cri sublime ;
Le tonnerre roulant au-dessus de l’abîme,
Comme un boulet d’airain sur un dôme de fer,
Eclate, et tout à coup, d’un jet de flamme horrible,
Embrase un vieux tronc sec, dont la lueur terrible
Eclaire un spectacle d’enfer.

L’Iroquoise était là, comme ces noirs génies
Que l’on croit voir parfois dans les nuits d’insomnies ;
Ses cheveux hérissés se tordaient sous le vent ;
L’enfant, paralysé sous sa farouche étreinte,
Immobile semblait l’oiseau saisi de crainte
Que fascine l’œil du serpent.

Horrible cauchemar ! sa prunelle de louve
Fixe avec volupté sa victime, et la couve
D’un regard infernal ; puis le monstre en fureur,
L’élevant tout à coup au-dessus de sa tête,
Pousse un cri… mais en vain, la voix de la tempête
Est plus forte que sa clameur.

Ombres de ses sachems, manitous de la plage,
Esprits, éveillez-vous ! C’est vous que dans sa rage
Elle veut pour témoins de son acte sanglant !
Elle veut sous vos yeux finir son existence,
Eu vous offrant au moins pour dernière vengeance,
Le sang d’un jeune guerrier blanc !

Horreur ! Elle soutient sa victime éperdue
D’une main ; et, de l’autre un instant suspendue,
Elle lui plonge au cœur son arme qui reluit…
Un cri part, un seul cri ; puis un hoquet, un râle ;
Une goutte de sang sur une lèvre pâle ;
Et la petite âme s’enfuit.

Puis la rage du monstre atteint son apogée ;
En un délire affreux sa fureur s’est changée ;
Elle foule du pied le cadavre meurtri ;
Et poussant des éclats d’un rire satanique,
Elle danse alentour une ronde cynique,
Comme on rêvait Alighieri.

Ainsi qu’un tourbillon dans l’angle d’un abîme,
L’Iroquoise tournait autour de sa victime,
Aux lueurs du flambeau par la foudre allumé ;
Puis, saisissant soudain la frêle créature,
Elle scalpe en hurlant sa blonde chevelure
De son poignard envenimé !

Puis se ruant encor sur la froide dépouille,
La frappe, la déchire, et dans sa rage fouille
La blessure béante ouverte dans son flanc ;
Comme un vautour féroce, aux entrailles s’attache,
Lui découvre le cœur, de ses ongles l’arrache,
Et le dévore tout sanglant !

VI

Plongeant dans les ajoncs et les algues verdâtres,
Une roche là-bas baigne ses flancs grisâtres,
Comme un nid d’alcyon caché dans les roseaux ;
C’est là qu’elle s’enfuit, mi-nue, échevelée,
Et, le vent se heurtant sur la roche ébranlée,
Lui jette l’écume des eaux.

Là, debout sur le roc, et promenant dans l’ombre
Ses regards où fulmine un feu terrible et sombre,
Le monstre pousse encore un cri rauque et perçant :
« Je suis vengée enfin ! »… Elle dit et s’élance…
Et la fille des bois meurt avec sa vengeance
Au fond du gouffre mugissant.

VII. ÉPILOGUE

Le lendemain matin, deux pêcheurs du village,
Passant près de l’endroit, trouvèrent sur la plage
Les seuls restes épars de ce drame émouvant.
Ou planta sur la rive une croix ignorée,
Et l’on dit que le soir une mère éplorée
Y revint pleurer bien souvent.

Et depuis lors, la nuit, sur la vague dormante,
On voit courir, dit-on, une torche fumante
Projetant sur les flots comme un long filet d’or ;
Est-ce l’enfant des bois qui pleure sa victime ?
Est-ce l’ange vengeur du crime ?
Nul mortel ne le sait encor !

1861

Collection: 
1879

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