Les Esséniens

 
... Quos vita fessos ad mores eorum
fortunæ fluctus agitat. Ita per
sæculorum millia... Gens æterna est,
in quo nemo nascitur. Tam fecunda
illis aliorum vitæ pænitentia est !
PLINE, Hist. nat. v, 17.

Rongé par quel désir, par quelle inquiétude,
Homme désabusé, viens-tu dans Ên-guédi
Chercher la paix austère avec la solitude ?
La vigne n’étreint plus le seuil farouche et rude ;
Les vieux ceps ont séché dans un sol refroidi.

Si quelque amour blessé te consume et t’emporte,
Pleure ou console-toi ; mais fuis le sombre enclos.
Des bourgs Esséniens ne franchis point la porte,
Et ne t’assieds jamais auprès de la Mer Morte,
Si ton cœur n’est pas mort comme ses mornes flots.

Mais ton âme, Étranger, lasse déjà de vivre,
Vers un rêve éternel prend un vol idéal.
Les jours sont brefs ; les temps sont mûrs ; la foi t’enivre
Entre, et ceint de vigueur par la vertu du Livre,
Goûte l’oubli suprême et l’abandon total.

Le soir tombe. Un vieillard entend ta voix mêlée
Aux longs croassements des funèbres corbeaux.
H t’accueille et te guide à la sainte assemblée
Où les Frères, vêtus de laine immaculée,
Sont pareils à des morts assis sur des tombeaux.

La méditation flotte dans l’air nocturne
Comme un oiseau muet dans un ciel triste et gris ;
Et seule, du milieu du cercle taciturne,
Telle qu’une onde rare en s’égouttant de l’urne,
La voix du vieillard filtre au fond des cœurs meurtris :

— Homme, si, dédaignant l’illusion du monde,
Ton âme s’est fermée aux songes d’ici-bas ;
Si de ton corps vaincu ta main puissante émonde
La volupté charnelle et la débauche immonde ;
Si ta vertu s’apprête à de plus durs combats ;

Si ta langue, vouée à l’éternel silence,
Oublieuse des mots, se sèche par degrés ;
Si tu marches sans peur et plein de vigilance,
Jour et nuit, dans la route où la Thora balance
Ses mystiques rameaux sur les fronts inspirés :

Viens ! Il n’est point ici de révoltes subites.
La chair est un haillon qu’on rejette en entrant ;
Toute humaine lueur s’éteint dans tes orbites,
O toi qui veux t’asseoir parmi les Cénobites,
Au terme inattendu de ton voyage errant !

Offrant l’oblation sans tache et volontaire,
Esclave du serment et prisonnier du vœu,
L’esprit vers la clarté, mais les yeux vers la terre,
Courbé de l’aube au soir par le labeur austère,
Jette à ce qui vécut l’irrémissible adieu.

Loin de la foule impure et des tribus serviles,
Tu creuseras ton lit dans le roc souterrain ;
Tu ne souilleras point tes regards dans les villes
Où des blocs monstrueux, sculptés en formes viles,
Figent l’obscénité de l’exécrable airain.

Mais délaissant tes biens, tes champs et ta demeure,
Comme un fardeau trop lourd assez longtemps porté,
Sans qu’un souvenir vive ou qu’un regret t’effleure,
Tu choisiras ta part qui sera la meilleure :
L’incorruptible, heureuse et sainte Pauvreté.

Tel qu’un prêtre zélé, debout avant l’aurore,
Lève tes bras en croix vers le soleil tardif ;
Salue à l’Orient l’astre qui vient d’éclore ;
Puis, jusqu’à l’heure ardente, ouvre d’un fer sonore
Dans la glèbe rebelle un sillon productif.

Alors ayant lavé ta sueur importune,
Revêts le blanc méhil, et près de tes aînés
Va siéger en silence à la table commune
Et vide sans dégoût l’écuelle en terre brune
Où nagent les pains noirs, d’hysope assaisonnés.

Oublié, déjà mort, sans amour, sans famille,
Du seuil de ta maison repousse avec effroi
La femme au sein gonflé, qui sourit à sa fille.
Comme des épis mûrs tombés sous la faucille,
La moisson des désirs est faite autour de toi.

La femme est la ruine où l’opprobre se cache,
Comme un serpent subtil, en son flanc ténébreux.
Sa voix est un poison, son regard une tache,
Et son souvenir même au cœur rongé s’attache
Comme l’écaille abjecte à la peau d’un lépreux.

Homme, ne crains-tu pas le désert et les ombres ?
Veux-tu par la prière user tes deux genoux ?
Veux-tu, des jours passés balayant les décombres,
Jusqu’à l’heure suprême aimer les devoirs sombres ?
Alors, ô voyageur, ressuscite avec nous !

Alors, Essénien, joyeux et sans contrainte,
A la règle ascétique enchaîné librement,
Parmi les Guérisseurs pénètre dans l’enceinte,
Où s’épaissit la haie autour de la Loi sainte.
Par le nom de Mosché jure le grand serment.

Gardien prédestiné des rouleaux symboliques
Où sont écrits les Noms en signes redoublés,
Si ta bouche, fermée aux paroles publiques,
Tait le nombre infini des ordres angéliques :
Par l’extase et la foi monte aux cieux étoilés.

Armé de la doctrine et du gage indicible,
Cuirassé du secret, souffre et meurs sans fléchir ;
Dévoré par le feu, percé comme une cible,
Délivre des liens de ton corps invincible
Ton âme lumineuse et prompte à s’affranchir.

Que la Thora révèle à ton âme accomplie
Le sens de chaque lettre et le mystère obscur ;
Que l’Esprit vagabond t’emporte comme Élie
Et devant tes regards allume et multiplie
Des constellations dans le magique azur.

Des célestes coteaux récoltant les vendanges,
Libre, purifié, marqué du sceau divin,
Plane sur l’aile d’or des visions étranges
Et, vieillard prophétique inspiré par les Anges,
Du Tétragramme auguste enivre-toi sans fin ! —

Tel l’ascète a parlé ; tel encore il s’abîme
Au gouffre du mystère et du songe éternel.
Etranger, l’ombre gagne ; un silence sublime
Endort les noirs rochers, les ravins et la cime ;
Seule au fond de la nuit pleure la Mer de Sel.

Pour la dernière fois entends gémir comme elle
L’amour, l’angoisse humaine et le désir dompté.
O très pur ! ô très saint, la Pauvreté t’appelle ;
L’allégresse divine en est la sœur jumelle.
Meurs pour naître et revis dans l’immortalité !

Collection: 
1873

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