I
Peuple, ce siècle a vu tes travaux surhumains.
Il t'a vu repétrir l'Europe dans tes mains.
Tu montras le néant du sceptre et des couronnes
Car ta façon de faire et défaire des trônes ;
A chacun de tes pas tout croissait d'un degré ;
Tu marchais ; tu faisais sur le globe effaré
Un ensemencement formidable d'idées ;
Tes légions étaient les vagues débordées
Du progrès s'élevant de sommets en sommets ;
La Révolution te guidait ; tu semais
Danton en Allemagne et Voltaire en Espagne ;
Ta gloire, ô peuple, avait l'aurore pour compagne,
Et le jour se levait partout où tu passais ;
Comme on a dit les Grecs on disait les Français ;
Tu détruisais le mal, l'enfer, l'erreur, le vice,
Ici le moyen âge et là le saint-office ;
Superbe, tu luttais contre tout ce qui nuit ;
Ta clarté grandissante engloutissait la nuit ;
Toute la terre était à tes rayons mêlée ;
Tandis que tu montais dans ta voie étoilée,
Les hommes t'admiraient, même dans tes revers ;
Parfois tu t'envolais planant ; et l'univers,
Vingt ans, du Tage à l'Elbe et du Nil à l'Adige,
Fut la face éblouie, et tu fus le prodige ;
Et tout disparaissait, - Histoire, souviens-t'en, -
Même le chef géant, sous le peuple titan.
De là deux monuments élevés à ta gloire,
Le pilier de puissance et l'arche de victoire,
Qui tous deux sont toi-même, ô peuple souverain,
L'un étant de granit et l'autre étant d'airain.
Penser qu'on fut vainqueur autrefois est utile.
Oh ! ces deux monuments, que craint l'Europe hostile,
Comme on va les garder, et comme nuit et jour
On va veiller sur eux avec un sombre amour !
Ah ! c'est presque un vengeur qu'un témoin d'un autre âge !
Nous les attesterons tous deux, nous qu'on outrage ;
Nous puiserons en eux l'ardeur de châtier.
Sur ce hautain métal et sur ce marbre altier,
Oh ! comme on cherchera d'un oeil mélancolique
Tous ces fiers vétérans, fils de la République.
Car l'heure de la chute est l'heure de l'orgueil ;
Car la défaite augmente, aux yeux du peuple en deuil,
Le resplendissement farouche des trophées ;
Les âmes de leur feu se sentent réchauffées ;
La vision des grands est salubre aux petits.
Nous éterniserons ces monuments, bâtis
Par les morts dont survit l'oeuvre extraordinaire ;
Ces morts puissants jadis passaient dans le tonnerre,
Et de leur marche encore on entend les éclats ;
Et les pâles vivants d'à présent sont, hélas !
Moins qu'eux dans la lumière et plus qu'eux dans la tombe.
Ecoutez, c'est la pioche ! écoutez, c'est la bombe !
Qui donc fait bombarder ? qui donc fait démolir ?
Vous ?
*
Le penseur frémit, pareil au vieux roi Lear
Qui parle à la tempête et lui fait des reproches.
Quels signes effrayants ! d'affreux jours sont-ils proches ?
Est-ce que l'avenir peut être assassiné ?
Est-ce qu'un siècle meurt quand l'autre n'est pas né ?
Vertige ! de qui donc Paris est-il la proie ?
Un pouvoir le mutile, un autre le foudroie.
Ainsi deux ouragans luttent au Sahara.
C'est à qui frappera, c'est à qui détruira.
Peuple, ces deux chaos ont tort ; je blâme ensemble
Le firmament qui tonne et la terre qui tremble.
*
Soit. De ces deux pouvoirs, dont la colère croît,
L'un a pour lui la loi, l'autre a pour lui le droit ;
Versaille a la paroisse et Paris la commune ;
Mais sur eux, au-dessus de tous, la France est une ;
Et d'ailleurs, quand il faut l'un sur l'autre pleurer,
Est-ce bien le moment de s'entre-dévorer,
Et l'heure choisie pour la lutte est-elle bien choisie ?
O fratricide ! Ici toute la frénésie
Des canons, des mortiers, des mitrailles ; et là
Le vandalisme ; ici Charybde, et là Scylla.
Peuple, ils sont deux. Broyant tes splendeurs étouffées,
Chacun ôte à ta gloire un de tes deux trophées ;
Nous vivons dans des temps sinistres et nouveaux,
Et de ces deux pouvoirs étrangement rivaux
Par qui le marteau frappe et l'obus tourbillonne,
L'un prend l'Arc de Triomphe et l'autre la Colonne !
*
Mais c'est la France ! Quoi, Français, nous renversons
Ce qui reste debout sur les noirs horizons !
La grande France est là ! Qu'importe Bonaparte !
Est-ce qu'on voit un roi quand on regarde Sparte ?
Otez Napoléon, le peuple reparaît.
Abattez l'arbre, mais respectez la forêt.
Tous ces grands combattants, tournant sur ces spirales,
Peuplant les champs, les tours, les barques amirales,
Franchissant murs et ponts, fossés, fleuves, marais,
C'est la France montant à l'assaut du progrès.
Justice ! ôtez de là César, mettez-y Rome.
Qu'on voie cette cime un peuple et non un homme ;
Condensez en statue au sommet du pilier
Cette foule en qui vit ce Paris chevalier,
Vengeur des droits, vainqueur du mensonge féroce !
Que le fourmillement aboutisse au colosse !
Faites cette statue en un si pur métal
Qu'on n'y sente plus rien d'obscur ni de fatal ;
Incarnez-y la foule, incarnez-y l'élite ;
Et que ce géant Peuple, et que ce grand stylite
Du lointain idéal éclaire le chemin,
Et qu'il ait au front l'astre et l'épée à la main !
Respect à nos soldats, rien n'égalait leurs tailles ;
La Révolution gronde en leurs cent batailles ;
La Marseillaise, effroi du vieux monde obscurci,
S'est faite pierre là, s'est faite bronze ici ;
De ces deux monuments sort un cri : Délivrance !
*
Quoi ! de nos propres mains nous achevons la France !
Quoi ! c'est nous qui faisons cela ! nous nous jetons
Sur ce double trophée envié des Teutons,
Torche et massue aux poings, tous à la fois, en foule !
C'est sous nos propres coups que notre gloire croule !
Nous la brisons, d'en haut, d'en bas, de près, de loin,
Toujours, partout, avec la Prusse pour témoin !
Ils sont là, ceux à qui fut livrée et vendue
Ton invincible épée, ô patrie éperdue !
Ils sont là ceux par qui tomba l'homme de Ham !
C'est devant Reichshoffen qu'on efface Wagram !
Marengo raturé, c'est Waterloo qui reste.
La page altière meurt sous la page funeste ;
Ce qui souille survit à ce qui rayonna ;
Et pour garder Forbach on supprime Iéna !
Mac-Mahon fait de loin pleuvoir une rafale
De feu, de fer, de plomb sur l'arche triomphale.
Honte ! un drapeau tudesque étend sur nous ses plis,
Et regarde Sedan souffleter Austerlitz !
Où sont les Charentons, France ? où sont les Bicêtres ?
Est-ce qu'ils ne vont pas se lever, les ancêtres,
Ces dompteurs de Brunswick, de Cobourg, de Bouillé,
Terribles, secouant leur vieux sabre rouillé,
Cherchant au ciel la grande aurore évanouie !
Est-ce que ce n'est pas une chose inouïe
Qu'ils soient violemment de l'histoire chassés,
Eux qui se prodiguaient sans jamais dire : Assez !
Eux qui tinrent le pape et les rois, l'ombre noire
Et le passé, captifs et cernés dans leur gloire,
Eux qui de l'ancien monde avaient fait le blocus,
Eux les pères vainqueurs, par nous les fils vaincus !
Hélas ! ce dernier coup après tant de misères,
Et la paix incurable où saignent deux ulcères,
Et tous ces vains combats, Avron, Bourget, l'Haÿ !
Après Strasbourg brûlée, après Paris trahi !
La France n'est donc pas encore assez tuée ?
Si la Prusse, à l'orgueil sauvage habituée,
Voyant ses noirs drapeaux enflés par l'aquilon,
Si la Prusse, tenant Paris sous son talon,
Nous eût crié : - Je veux que vos gloires s'enfuient.
Français, vous avez là deux restes qui m'ennuient,
Ce pilastre d'airain, cet arc de pierre ; il faut
M'en délivrer ; ici, dressez un échafaud,
Là, braquez des canons ; ce soin sera le vôtre.
Vous démolirez l'un, vous mitraillerez l'autre.
Je l'ordonne. - O fureur ! comme on eût dit : Souffrons !
Luttons ! c'est trop ! ceci passe tous les affronts !
Plutôt mourir cent fois ! nos morts seront nos fêtes !
Comme on eût dit : Jamais ! Jamais ! -
Et vous le faites !