Dans nos champs nourriciers ou nos champs de bruyères,
Sous le dôme des bois, aux genêts des clairières,
On rencontre parfois, saisi d’étonnement,
De sourcilleux rochers, venus là nuitamment
Jeter comme des sphinx leurs blocs énigmatiques.
Ces blocs, que les savants baptisent d’erratiques,
Que sont-ils ? Des glaciers, par les siècles fondus,
Les ont-ils charriés à leurs flancs suspendus ?
Poursuivi par le feu qui lui livrait batailles,
L’Océan les a-t-il vomis de ses entrailles,
Comme un fardeau trop lourd qui retardait ses pas ?
Sont-ils nés d’un volcan dans un jour de combats ?
Au sol qui les supporte, ou qui les avoisine,
Rien ne les apparente, et n’en dit l’origine.
Chacun semble du sort un monstre improvisé,
Par la terre en courant au hasard déposé.
Mais de ces monuments, sourds aveux d’une autre ère,
Peu de monde s’occupe à percer le mystère,
Et, gardiens d’un secret curieux à sonder,
On passe à côté d’eux sans leur rien demander.
Vous rencontrez pourtant le même phénomène
Aux champs, féconds ou non, de la pensée humaine.
Quand, pour se mieux connaître et juger son niveau,
L’homme, en observateur, entre dans son cerveau,
Il s’étonne parfois d’y trouver des idées,
Qui, sans qu’il le comprenne, y sont presque soudées.
Pourquoi sont-elles là ? Qu’y font-elles ? Comment
S’expliquer leur présence et leur isolement ?
Chacune sur son sol, reine dépaysée,
N’est qu’un anneau terni d’une chaîne brisée,
Un de ces blocs errants, d’un autre monde issu,
Échoué dans l’esprit qui ne l’a pas conçu.
Oui, lorsque de son âme entr’ouvrant les abîmes,
On en tâte des yeux les profondeurs sublimes,
Et qu’on en suit en soi les flux et les reflux,
Nous y voyons souvent, entiers ou vermoulus,
Se dresser devant nous des quartiers de pensée
D’une date inconnue, ou du moins effacée,
Qui, merveilleux d’aspect ou d’un sinistre abord,
Nous semblent avec nous n’avoir aucun rapport,
Et sont, on ne sait comme, implantés dans nos têtes.
Y sont-ils arrivés portés par des tempêtes,
Qui, sans nous en douter, nous ont jadis surpris,
Et sont-ils demeurés debout dans nos esprits,
Comme autant de témoins de quelque ancien naufrage ?
L’homme qui vit n’est-il, épave d’un autre âge,
Qu’un reste transformé de l’homme d’autrefois,
Qui sous un joug nouveau vient subir d’autres lois ?
L’homme, semblable en tout au globe qu’il habite,
A-t-il, comme ce globe, à décrire une orbite,
Et chaque époque en lui, comme sur son berceau,
Laisse-t-elle, en fuyant, la marque de son sceau ?
De poussière en poussière, essence vagabonde,
A-t-on déjà vécu, lorsque l’on vient au monde,
Et ces rêves, qu’on prend ici pour des hasards,
Ne seraient-ils en nous que des reflets épars,
Que des rayons perdus d’une mémoire éteinte,
Que rallume un regard, que ravive une plainte ?
C’est ce que nous saurons peut-être quelque jour,
Quand, ayant ici-bas achevé notre tour,
Nous sentirons que l’âme, enfin libre et ravie,
Touche au dernier relai de sa dernière vie.