I
Que ma lyre féconde en accents fantastiques
De mon chant ténébreux accompagne le son.
Mes pas ont pénétré sous des voûtes tragiques :
Je suis dans le tombeau sanglant d’Agamemnon.
Au deuil qui l’envahit en vain mon cœur résiste.....
Il s’endort — mais il rêve. — Oh ! comme je suis triste !
II
Comme elle vibre loin la harpe d’or antique,
Dont j’entends seulement les éternels échos !
Dans tes rochers brisés, ô grotte druidique,
Le vent vient soupirer, m’apportant les sanglots
D’Electre, qui blanchit sa toile à la fontaine
Et du sein des lauriers — triste — redit sa peine
III
Ici, se disputant avec la diligente
Arachné, le zéphyr arrache ses filets ;
Ici le thym répand sa senteur pénétrante,
Ici le vent parcourt les monts demi-brûlés,
Et chasse les duvets des fleurs de ces décombres
Qui viennent dans la tombe errer comme des ombres.
IV
Ici les noirs grillons, des fentes de la pierre,
Cachés contre l’éclat du soleil au zénith,
Comme s’ils me voulaient ordonner de me taire,
Sifflent. C’est donc ainsi qu’un rhapsode finit :
Par ce grand sifflement qui des tombeaux s’élance
Et qui semble la voix et l’hymne du silence.
V
Oh ! je veux l’imiter, votre morne silence,
Atrides, qui dormez gardés par les grillons !
Je ne rougirai plus de voir mon impuissance,
Mes rêves suspendront leur fol essor d’aiglons.
Je suis profondément humble — mortel infime —
Au tombeau de l’orgueil, de la gloire et du crime.
VI
Sur un pan de granit, près du seuil de la tombe,
S’élève un jeune chêne, au flanc rude du mur.
Le moineau l'a semé sans doute ou la colombe ;
Ses tendres rameaux verts forment un voile obscur.
Aux rayons du soleil il barre le passage.
Je cueillis une branche à ce triste feuillage.
VII
Rien ne vint m’arrêter, aucun spectre, aucune ombre ;
Dans les feuilles du chêne aucun gémissement.
Mais le soleil, entrant dans le sépulcre sombre,
Radieux, à mes pieds jaillit subitement.
Et moi d’abord je pris ce rayon de lumière
Pour une corde d’or de la harpe d’Homère.
VIII
Et soudain j’avançai ma main dans les ténèbres
Pour saisir ce fil d’or, le tendre, et tout tremblant
Lui faire sous mes doigts pleurer en sons funèbres
L’immense vanité des tombeaux, le néant
Silencieux des morts.... Dans ma main palpitante,
Sans gémir, cette corde éclata — frémissante.
IX
Ainsi c’est mon destin : évoquer des fantômes,
Chercher partout sans but d’éphémères douleurs.
C’est mon destin : rêver je ne sais quels royaumes,
Avoir toujours un luth muet, des auditeurs
Ou sourds, ou morts. Assez.... oh ! j’en pleure de rage,
A cheval ! Du soleil, du bruit, un vent d’orage !
X
A cheval ! à cheval ! Parmi ces lauriers roses
Coulant seuls dans le lit desséché du torrent,
L’œil en pleurs, méprisant les hommes et les choses,
Comme un damné poussé par l’éclair et le vent,
Je vole. Oh ! mon cheval, va ; fends l’air, et ne tombe
Que si de guerriers morts ton pied heurte la tombe.
XI
Aux Thermopyles ?... Non. Non, c’est à Chéronée
Que nous devons aller tomber, ô mon cheval !
Car je suis d’un pays où, vite abandonnée,
L’espérance est un rêve, un fantôme banal.
Non, mon coursier ne peut avoir peur d’aucun autre
Que du vaste tombeau qui rappelle le nôtre.
XII
Aux Thermopyles, moi ! — Des trois cents patriotes
La sainte légion pourrait bien m’en chasser.
Hélas ! ces grands tombeaux, dans mon pays d’ilotes
Le désespoir encor n’a pas su les creuser.
Dans mon pays toujours après chaque tourmente
De nos guerriers il reste une moitié vivante.
XIII
Aux Thermopyles ! Non, je n’ai pas le courage
D’arrêter mon cheval où gisent ces grands morts
Ils me regarderaient avec un tel visage
Que mon cœur saignerait de honte et de remords.
Mais de la Grèce on voit là-bas l’ombre hautaine :
Et j’irais l’affronter, et lui montrer ma chaîne !
XIV
Aux Thermopyles ? Mais, que pourrais-je répondre,
Si, sortant du tombeau, criblés de mille coups,
Ces héros me parlaient, et, pour mieux me confondre,
Me demandaient en face : « Et combien étiez-vous ? »
Laissons les deux mille ans passés sur leur martyre.
S’ils demandaient cela, que pourrais-je leur dire ?
XV
Aux Thermopyles, est-ce en costume écarlate,
En ceinture aux plis d’or que gît Léonidas ?
N’est-il pas là tout nu, le corps du Spartiate,
Nu comme un immortel sculpté par Phidias ?
Et le peuple longtemps pleura sur cette tombe
Et l’encens et la coupe et la triple hécatombe.
XVI
Mais toi, Pologne, tant que ton âme céleste
Demeurera captive aux lambeaux du passé,
De ton corps le bourreau hachera ce qui reste
Et se rira des coups de ton glaive émoussé ;
Ton corps aura sur lui la hyène carnassière,
Et la bière, et les yeux ouverts dans cette bière.
XVII
Rejette à tout jamais ce venin qui te tue ;
Déchire et jette au vent ta robe de Nessus ;
Ensuite lève-toi, gigantesque statue,
Et du limon du Styx dresse tes membres nus,
Dans la sainte impudeur de ta forme nouvelle,
Désormais insensible à la honte — immortelle !
XVIII
Vers le Septentrion que du tombeau s’élance
Une nation libre, et qu’on tremble en voyant
Qu’à l’épreuve du feu, cette statue immense
Est faite d’un seul bloc, que son front effrayant
Est couronné d’éclairs, que son regard défie
La mort, que son visage a l’éclat de la vie.
XIX
Mais non, ô ma Pologne ! On t’abuse, on te vante.
Tu fus le paon jadis, tu fus le perroquet
Des peuples, maintenant te voilà leur servante.
Entends ce cri d’effroi de mon cœur inquiet !
Oh ! je te parle ainsi sans crainte de blasphème,
Car hélas ! je suis triste et coupable moi-même.
XX
Maudis-moi !... Mais mon âme, Euménide irritée,
Saura te flageller de son fouet moqueur.
Car toi, c’est ton cerveau, seul fils de Prométhée,
Que l’éternel vautour dévore — et non ton cœur.
Dans ton sein palpitant mon vers sanglant se plonge :
J’y vais chercher ton âme et ma Muse la ronge.
XXI
Rugissant de douleur, maudis ton fils, ma mère ;
Mais sache que ta main, que ton bras maudissant
Sur moi, se repliant ainsi qu’une vipère,
Va, tout flétri, tomber en poussière — impuissant.
Oh ! oui, maudis ton fils, si tu veux. Je te brave,
Car, dis-moi, de quel droit peux-tu maudire — esclave ?