Le testament du Bœuf Gras

1

Vous que je vois tout en nage, hors d'haleine,
Risquer, hélas ! vos cors et vos oignons,
Sous l'escarpin d'un limousin sans gêne,
Planté d'aplomb, les poings sur les rognons ;
C'est pour juger si j'ai belle encolure,
Pour supputer ce qu'enferme ma peau,
Et si je fais bonne ou triste figure,
Durant ces jours où l'on m'a fait si beau.

Refrain

Mon parti, je le prends en brave,
A tous doit servir mon trépas ;
Plus d'un jobard, dont l'œil me brave,
Ignore à quoi sert un bœuf gras ?
Eh ! ra ta plan ! en avant musique,
Sans chagrin suivons mon destin.
Eh ! ra ta plan, au moment critique,
J'ai pour tous un riche butin.

2

Mes aloyaux, entre-côtes et tranches
Rosbifs, biftecks, ou mon gît à la noix
Ne doivent pas vous faire les dents blanches,
Car avant vous d'autres en ont fait choix
N'en pleurez pas, vous aurez votre compte,
Bête inutile on m'utilisera,
Humanité, je le dis à ta honte,
Aux survivants mon trépas servira.

3

Bouilli, braisé, rôti, quand cent mâchoires
Auront à nu dépouillé tous mes os,
Lorsque cuillers, fourchettes, écumoires,
Lassés d'agir, seront tous au repos,
Le chiffonnier, ramassant mon squelette,
Vous dotera, sans fatigue et sans mal,
Du bon cirage utile à la toilette
Et d'encre issue de mon noir animal.

4

Mes nerfs auraient offensés vos quenottes :
A la chaudière !... allons ! pas de merci !
Si j'ai fourni de quoi cirer vos bottes,
Qu'ils soient donc colle et gélatine aussi
A l'industrie, aux arts, vivat ! j'assure
L'indispensable aux plus riches produits.
Prends ma moelle ? lorette, ta coiffure
Lui redevra l'éclat aux bals de nuits.

5

Durant quatre ans j'ai fait, en Normandie,
L'engrais qui doit féconder vos sillons ;
Vous dont le goût est à la mélodie
Que mes boyaux ornent vos violons.
Mon suif, ainé de l'infecte pétrole,
Chez l'artisan qu'anime son labeur,
L'éclairera, brûlant sans girandole :
Rustique enfant, j'aime le travailleur.

6

Français, Chinois, Anglais, Saxon ou Russe,
Je suis prodigue, allongez tous la main ;
Avec le sang se fait le bleu de Prusse,
Alerte donc ! le mien coule demain.
Prenez mon cuir pour chausser tout le monde,
Taillez, coupez, disciples de Crépin ;
Puisse votre ère, en ressources fécondes,
Faire que tous profitent de ma fin

7

J'ai de la corne à mes pieds, à ma tête,
Parlez ! Faut-il couteau, peigne ou rasoir ?
J'ai tout donné ! j'attends votre requête,
Déshérité, demain à l'abattoir !
Pour aujourd'hui donnons à la folie
Les courts instants que les ailes du temps
Vont emporter vers où tout se rallie,
Je touche au but, à vous le gai printemps.

Collection: 
1865

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Risquer, hélas ! vos cors et vos oignons,
Sous l'escarpin d'un limousin sans gêne,
Planté d'aplomb, les poings sur les rognons ;
C'est pour juger si j'ai belle encolure,
Pour supputer ce qu'enferme ma...