Le silence

Depuis l'été que se brisa sur elle
Le dernier coup d'éclair et de tonnerre,
Le silence n'est point sorti
De la bruyère.

Autour de lui, là-bas, les clochers droits
Secouent leur cloche, entre leurs doigts,
Autour de lui, rôdent les attelages,
Avec leur charge à triple étage,
Autour de lui, aux lisières des sapinières,
Grince la roue en son ornière,
Mais aucun bruit n'est assez fort
Pour déchirer l'espace intense et mort.

Depuis l'été de tonnerres chargé,
Le silence n'a pas bougé,
Et la bruyère, où les soirs plongent
Par au delà des montagnes de sable
Et des taillis infinissables,
Au fond lointain des loins, l'allonge.

Les vents mêmes ne remuent point les branches
Des vieux mélèzes, qui se penchent
Là-bas, où se mirent, en des marais,
Obstinément, ses yeux abstraits ;
Seule le frôle, en leurs voyages,
L'ombre muette des nuages
Ou quelquefois celle, là-haut,
D'un vol planant de grands oiseaux.

Depuis le dernier coup d'éclair rayant la terre,
Rien n'a mordu, sur le silence autoritaire.

Ceux qui traversèrent sa vastitude,
Qu'il fasse aurore ou crépuscule,
Ont subi tous l'inquiétude
De l'inconnu qu'il inocule.

Comme une force ample et suprême,
Il reste, indiscontinûment, le même :
Des murs obscurs de sapins noirs
Barrent la vue au loin, vers des sentiers d'espoir ;
De grands genévriers songeurs
Effraient les pas des voyageurs ;
Des sentes complexes comme des signes
S'entremêlent, en courbes et lignes malignes,
Et le soleil déplace, à tout moment,
Les mirages, vers où s'en va l'égarement.

Depuis l'éclair par l'orage forgé,
L'âpre silence, aux quatre coins de la bruyère,
N'a point changé.

Les vieux bergers que leurs cent ans disloquent
Et leurs vieux chiens, usés et comme en loques,
Le regardent, parfois, dans les plaines sans bruit,
Sur les dunes en or que les ombres chamarrent.
S'asseoir, immensément, du côté de la nuit.
Alors les eaux ont peur, au pli des mares,
La bruyère se voile et blêmit toute,
Chaque feuillée, à chaque arbuste, écoute
Et le couchant incendiaire
Tait, devant lui, les cris brandis de sa lumière.

Et les hameaux qui l'avoisinent,
Sous les chaumes de leurs cassines,
Ont la terreur de le sentir, là-bas,
Dominateur, quoique ne bougeant pas ;
Mornes d'ennui et d'impuissance,
Ils se tiennent, sous sa présence,
Comme aux aguets - et redoutent de voir,
A travers les brumes qui se desserrent,
Soudainement, s'ouvrir, dans la lune, le soir,
Les yeux d'argent de ses mystères.

Collection: 
1886

More from Poet

  • Le corps ployé sur ma fenêtre,
    Les nerfs vibrants et sonores de bruit,
    J'écoute avec ma fièvre et j'absorbe, en mon être,
    Les tonnerres des trains qui traversent la nuit.
    Ils sont un incendie en fuite dans le vide.
    Leur vacarme de fer, sur les plaques des ponts,...

  • Lorsque la pourpre et l'or d'arbre en arbre festonnent
    Les feuillages lassés de soleil irritant,
    Sous la futaie, au ras du sol, rampe et s'étend
    Le lierre humide et bleu dans les couches d'automne.

    Il s'y tasse comme une épargne ; il se recueille
    Au coeur de la...

  • D'énormes espaliers tendaient des rameaux longs
    Où les fruits allumaient leur chair et leur pléthore,
    Pareils, dans la verdure, à ces rouges ballons
    Qu'on voit flamber les nuits de kermesse sonore.

    Pendant vingt ans, malgré l'hiver et ses grêlons,
    Malgré les gels...

  • Les horizons cuivrés des suprêmes automnes
    Meurent là-bas, au loin, dans un carnage d'or.
    Où sont-ils les héros des ballades teutonnes
    Qui cornaient, par les bois, les marches de la Mort ?

    Ils passaient par les monts, les rivières, les havres,
    Les burgs - et...

  • Oh ! la maison perdue, au fond du vieil hiver,
    Dans les dunes de Flandre et les vents de la mer.

    Une lampe de cuivre éclaire un coin de chambre ;
    Et c'est le soir, et c'est la nuit, et c'est novembre.

    Dès quatre heures, on a fermé les lourds volets ;
    Le mur est...