I
Lasse d’un siècle impur et d’un monde pourri,
La Syrienne ardente, impie et débauchée
A relevé vers Toi son cœur endolori ;
Par ta grâce soudaine, ô Christ ! enfin touchée,
La belle courtisane, aux yeux pervers, a cru
Que le sein du Pasteur la tiendrait bien cachée.
Le sang marqua la route où ses pieds ont couru,
L’épine en fut rougie et la ronce en fut teinte ;
Et l’effroi du désert autour d’elle est accru.
L’eau des bassins la pleure en une lente plainte
Et la rose inutile agonise à son seuil
Où les Désirs errants penchent leur torche éteinte.
Où donc est la déesse et la reine et l’orgueil
Des festins ? Les flambeaux ont roulé dans leur cendre ;
La nuit n’a plus d’aurore et le jour est en deuil.
La fille d’Aphrodite, hélas ! a laissé prendre,
Comme un poisson furtif par le pêcheur guetté,
Aux filets des chrétiens son cœur léger et tendre.
Beaux amants dont l’ivresse a tant de fois heurté
La porte hospitalière à la volupté prompte.
Vos fleurs se faneront devant l’huis déserté.
Vous ne reverrez plus, ô berges de l’Oronte,
La reine d’Antioche, aux bras des noirs porteurs,
Apparaître et passer demi-nue et sans honte !
Et vous, dont elle aima les murmures flatteurs,
O bosquets de Daphnè, lauriers, retraite verte,
Sources des bois sacrés, ô fleuve, ô flots chanteurs,
Pleurez ! Pleurez, Amours ! Antioche est déserte.
Nymphodora t’oublie, ô ciel qu’elle enivra
Du parfum de sa chair au Dieu récent offerte !
Le désert syrien garde Nymphodora.
La pécheresse en fuite a choisi sa cabane
Près de la grotte sombre où Sabbas expira.
Le toit est de roseaux que le vent sèche et fane ;
Le sable brûlant filtre à travers les parois
Et la porte tressée est close au bruit profane.
A genoux sur le sol hérissé par endroits
De pointes et de joncs aigus, la pénitente
Contre sa gorge en feu presse une noire croix.
Or, dans le songe amer d’une impossible attente,
L’œil fixé sur le ciel impénétrable et sourd,
Elle hésite et frémit et tout l’enfer la tente.
Sa chair est faible, hélas ! et le joug est trop lourd
Que le Réparateur impose à son col frêle.
Nul ange, descendu des cieux, ne la secourt.
Et, pleine de terreurs, la nuit surnaturelle
Dans le cœur de la femme éveille un rêve impur
Où la fange fermente et rejaillit sur elle.
Lentement, un par un, hors de l’abîme obscur
Les démons surgissaient et dévoraient son âme,
Pressés comme les vers grouillant dans un fruit mûr.
En vain Nymphodora ferme à la troupe infâme
Ses oreilles, ses yeux que brûlent d’acres pleurs.
Béelzébuth l’invite et Satan la réclame.
En vain, comme irrités de subites chaleurs,
Ses bras désespérés serrent sur sa poitrine,
Ainsi qu’un bouclier, le Gibet des douleurs :
Telle qu’une aube rouge au front d’une ruine,
La vision s’accroît, monte, éclate, remplit
La hutte et d’un reflet infernal l’illumine.
La croix semble saigner sous Jésus qui pâlit,
Plus triste, plus sanglant, plus solitaire encore
Qu’au jour prophétisé, lorsque tout s’accomplit.
En vain. Nymphodora renie avant l’aurore
Ses vœux et ses remords, son Église et son Dieu,
Dont le ciel dédaigné va pour jamais se clore.
Elle a revu les jours divins, le coteau bleu
Où la chère maison s’ouvrait aux fraîches brises,
Et l’âtre inconsolé de son dernier adieu ;
Et le temple où nichaient les colombes éprises
Qui, palpitant de l’aile aux soleils printaniers,
Se posaient côte à côte et dormaient dans les frises.
Voici la pente douce où les verts citronniers,
Inclinant leurs rameaux sur l’onde lumineuse,
Tentaient de leurs fruits d’or la main des nautoniers ;
Et le verger fertile et la haie épineuse,
Et la barrière agreste où le déclin du jour
Te surprenait, ô vierge, accoudée et rêveuse,
Quand, de l’autre côté se dressant à son tour,
Daphnis, tremblant lui-même et comme toi timide,
Te contemplait dans l’ombre et te parlait d’amour.
Comme ton cœur battait sous ta blanche khlamyde !
Érôs discret et pur volait au fond des cieux
Et Sélènè complice argentait l’herbe humide.
O jours sacrés ! jeunesse ! ô chœurs mélodieux
Qui ne charmerez plus son âme sans reproche.
Nymphodora vous pleure en d’éternels adieux !
Nymphodora vous fuit. Quelle est dans Antioche
Celle qui sur un char d’ivoire et d’or s’assied ?
Un peuple entier l’acclame et rit à son approche.
Devant elle l’encens fume sur un trépied ;
L’air, quand elle a passé, garde un parfum de myrrhe ;
La vapeur du styrax comme un nimbe lui sied.
Son nom, Nymphodora, de Byzance à Palmyre
Fait, comme un chant de flûte, au cœur de ses amants
Renaître un songe heureux où sa beauté se mire.
Sur le tissu broché de ses fins vêtements
Un ouvrier subtil a, pour la courtisane,
Peint Aphrodite nue au bord des flots dormants.
Les fards teignent sa lèvre et sa peau diaphane ;
L’antimoine agrandit son œil ; sur ses cheveux
Flamboie insolemment la mitelle persane.
Telle fleurit un jour, belle et propice aux vœux,
Celle que, vierge encore, un chef Goth a surprise
Et fait crier d’angoisse entre ses bras nerveux.
Mais le soldat aimé la chasse et la méprise ;
Et voici que, le cœur rompu, le corps meurtri,
Elle a versé le philtre impur qui charme et grise.
Et tous, l’éphèbe ardent et le vieillard flétri,
Grec, barbare ou Romain, rhéteur et consulaire,
À sa lèvre lascive ont bu le vin fleuri.
Gladiateurs, cochers du cirque, pour lui plaire,
Ont combattu, volé, cueilli les palmes d’or
Et dans son lit obscène englouti leur salaire :
Tous les désirs vers elle ont hâté leur essor,
Tandis que, pleins de fièvre, au fond du crépuscule
Luisaient des yeux hagards qui la priaient encor.
Ainsi, Nymphodora ! rejaillit, flambe et brûle
Le feu sombre des jours mauvais que tu connus ;
Et son reflet impie embrase ta cellule.
Vois : avec les démons tes dieux sont revenus.
Ils t’appellent. Regarde ! Adonis ressuscite,
Astarté Syrienne étale ses seins nus.
L’ancienne volupté gronde et te sollicite
Et, comme un arbre mort qu’entraîne un flot fangeux,
Tu roules du sommet dans l’abîme illicite.
Sous le voile grossier crispant tes bras neigeux,
Tu rejettes au loin la corde et le cilice ;
Jésus meurt de nouveau dans ton cœur orageux.
Et le Diable déjà prépare ton supplice.
II
Telle la nuit mauvaise aux souilles enfiévrés
De la femme inquiète avait souillé les rêves.
Et le jour blêmissait aux cieux désespérés.
Et le soleil plus haut faisait les ombres brèves,
Et les dunes de sable, au mouvant horizon,
Semblaient des flots épais repoussés par les grèves.
Seul, d’un pied lent et sûr, par la déclinaison
Des rocs, un homme allait, troublant la solitude
D’un murmure pesant de psaume ou d’oraison.
Car, chaque mois, selon la pieuse habitude,
Du lointain monastère il descendait ainsi,
Courbé sous la besace et le sac de peau rude ;
Et bien repu, joyeux, jeune et sans nul souci
Que de vivre, apportait à chaque solitaire
Le millet et le son, l’orge et le pain durci.
Le moine sur le seuil de la cellule austère
S’arrête. Un long frisson l’a secoué devant
Nymphodora si belle et gisant sur la terre.
N’est-ce pas le démon de son rêve vivant,
La femelle apparue en ses nuits de détresse,
Le fantôme d’amour qui fuit au jour levant ?
N’est-ce pas l’indulgente et bonne pécheresse,
L’esclave sans remords livrant sa nudité
A la silencieuse et brutale caresse ?
Nul témoin. Le désert farouche, épouvanté,
Gardera le secret du crime et du parjure.
Le vautour rôde seul et plane au ciel d’été.
Voici la proie. Alors, haletant sous la bure,
Le moine s’exaspère et bondit tout à coup,
Hideux, la face rouge et suant de luxure.
Mais, sans crainte, déjà Nymphodora debout,
Brandissant d’un poing fort la croix comme une masse.
A fait du front fendu jaillir un sang qui bout.
Et l’homme sacrilège agite dans l’espace
Ses bras velus, recule et s’adosse aux parois
Et tourne sur lui-même et tombe en criant : — Grâce !
Grâce par le Sauveur Jésus et par sa Croix
Qui me foudroie au seuil du crime irréparable !
Grâce par la pitié du Ciel en qui tu crois ! —
Alors, devant ce corps râlant et misérable,
L’écume du dégoût monta jusqu’à tes dents
Et l’amertume emplit ta bouche inexorable,
O femme ! — Cieux muets, inertes confidents
De mon angoisse, ô foudre, avez-vous sur ma tête
Croisé les glaives d’or de vos éclairs ardents ?
Quel ange de son aile a gardé ma retraite ?
Quel dieu m’a protégée, et pour le châtiment
Dans ton ciel, ô Jésus ! quelle vengeance est prête ?
Ta paix est douloureuse et ta parole ment ;
Et l’étoile d’amour qu’un soir je vis paraître
N’était que lueur fausse au morne firmament.
Pour Toi, pour ton pardon, pour ton salut, ô Maître !
J’ai tout quitté. Mon cœur comme un champ de blé mûr
Donnait sa gerbe entière à la moisson du prêtre.
Il disait : Viens, ma sœur ! Plus le chemin fut dur
Plus promptement luira la splendeur éternelle
Où ton trône est choisi dans le céleste azur.
Heureuse par la foi, purifiée en elle,
Viens ! Et, libre avec nous, ferme aux désirs malsains
Le sépulcre blanchi de ta beauté charnelle.
Comme la biche errante au creux des verts bassins.
Viens étancher ta soif à la source d’eau vive
Et prends place, ô brebis ! dans le troupeau des Saints.
Du banquet solitaire inattendu convive,
Lave ton âme abjecte au fleuve baptismal
Pour que Jésus y naisse et que l’Esprit y vive.
Dompte la chair ; chéris ton fardeau ; crains le mal :
Abjure les faux dieux qu’adora ton enfance ;
Expire avec l’Agneau sur le gibet fatal !
Tel parlait ton apôtre et, faible, sans défense,
J’ai volé vers un ciel qu’il entr’ouvrait pour moi
Et mon cœur a nourri ta sublime démence,
Galiléen ! Mon sang a cimenté ma foi ;
Et, pour t'appartenir intacte et tout entière,
Au désert d’Orient j’ai vécu sans effroi.
J’ai de mes longs cheveux balayé la poussière,
Du fouet armé de clous j’ai lacéré mes flancs
Et des pleurs pénitents ont rougi ma paupière.
Et tout cela, Jésus ! larmes et bras sanglants
Éperdument levés vers un espoir suprême,
Jeûnes, terreurs des nuits sombres, soleils brûlants,
Holocauste du cœur qui s’immole lui-même,
Tout cela, tout cela, Jésus ! ne fut donc rien
Qu’un songe d’épouvante où passe un spectre blême !
Dieu nouveau, rédempteur promis au siècle ancien,
Du haut de ton azur la chute est plus profonde !
Dieu que j’avais rêvé, tu n’étais pas le mien !
Toujours le vieux péché souffle une haleine immonde ;
Toujours le cep maudit porte son fruit amer,
Et l’incurable lèpre use le flanc du monde.
Toujours l’épave humaine aux vagues de la mer,
Et le vice éternel qui monte et nous submerge
Et le désir farouche à l’assaut de la chair !
Toi vers qui l’univers comme un astre converge,
Erôs, je te reviens ! Toi dont j’ai soupiré
Le nom fatal et doux dans mes songes de vierge.
Triomphe, triste Érôs ! Désert où j’ai pleuré,
Où, comme au grand soleil fond une blanche neige,
S’évapora la paix de mon rêve sacré,
Adieu ! La vertu ment et l’espoir est un piège.
J’ai lutté, supplié, souffert, et Dieu s’est tu ;
Et tout m’a fui, sinon le moine sacrilège.
O cadavre de l’homme à mes pieds abattu,
Sois maudit ! Sois maudite, illusion chrétienne !
Songe d’un cœur trompé, meurs, et maudit sois-tu ! —
Telle qu’une captive ayant brisé sa chaîne,
Lasse enfin du blasphème et du joug détesté,
Nymphodora bondit vers la cité lointaine.
Faim, soif, lions grondants, douteuse obscurité.
Rien n’arrête sa course éperdue et meurtrie
Vers l’horizon natal et vers la liberté.
Et votre ombre l’accueille, ô palmiers de Syrie !
L’eau du ruisseau frissonne en son lit raviné
Et les fleurs qu’elle aimait embaument la prairie.
Là, parmi les jardins et les bois de Daphné,
Antioche étincelle et, toute blanche, érige
Sa royale splendeur dans l’air illuminé.
Maintenant le poison a versé son vertige ;
Les Dieux sont triomphants et l’Amour a vaincu,
Et la rose impudique a fleuri sur sa tige.
Nymphodora ! la paix de ton cœur a vécu.
Chrétienne ou renégate, impure ou sainte, ô femme !
Le remords dans ton sein plante son glaive aigu.
La grande inquiétude a germé dans ton âme,
Et la beauté des jours est morte désormais.
L’oubli n’a plus pour toi d’assez puissant dictame.
Plus seule qu’au désert où tu te consumais,
Tu traîneras en vain les restes de ta vie
Sans joie et sans espoir et blessée à jamais.
Car celle qui par Christ fut un seul jour ravie
Saigne d’un coup mortel que rien ne peut guérir
Et porte un double faix sur son âme asservie :
La tristesse de vivre et la peur de mourir.