À M. CHARLES ROGIER,
FONDATEUR
DU CHEMIN DE FER BELGE.
À toi qui préparas, aux jours de ta puissance,
Quand la Belgique armée eût reconquis ses droits,
Le gigantesque moule où son indépendance
Fut coulée en airain sous l’œil surpris des rois ;
A toi ce chant d’orgueil qui fut ton œuvre encore,
Hymne au Génie, aux Arts, au Travail, à la Paix,
Trop faible écho des vœux d’un peuple qui t’honore,
Et dont l’amour vengeur paya seul tes bienfaits.
Paix , lumière et richesse.
Symbole intelligent de force créatrice,
Du canon détrôné sublime successeur,
Héraut d’un avenir de paix et de justice,
Salut, ô noble Remorqueur !
Salut, géant d’airain aux brûlantes entrailles,
Dont un souffle suffit pour relever du sol
Tout empire écroulé sous ses mornes murailles,
Que tu rencontres dans ton vol !
Quand, libre et triomphant, tu traverses le monde,
Emporté loin de nous par l'ardente vapeur,
Pareil, sans être aveugle, à l’ouragan qui gronde,
Avec tes bruits tonnants et ta sombre splendeur,
Le peuple se découvre, et semble, à ton passage,
Le cœur tout palpitant d’un orgueilleux effroi,
Du geste et du regard saluer son image
Qu’il reconnaît en toi ;
En toi qui, comme lui, travailles sans relâche,
Tant qu’un bras vigilant dirige ton essieu,
A la majestueuse et pacifique tâche
De féconder, pour tous, la grande œuvre de Dieu,
Et qui, pour accomplir, toujours exempt de craintes,
L’auguste mission de ton règne nouveau,
N’as besoin, comme lui, que de trois choses saintes :
Le feu, la terre, l’eau ;
En toi qui, comme lui, mais plus sage peut-être,
Parvins, sans les confondre, à rapprocher les rangs,
A relever l’esclave aux yeux surpris du maître,
Sans blesser ni l’orgueil ni la fierté des Grands,
Dès le jour où tu fis voyager côte à côte,
Tous assis et groupés sur un même convoi,
Le pauvre au front baissé, le riche à tête haute,
L’artisan et le roi ;
En toi qui, comme lui, guidé par la Science
Vers le but éclatant que Dieu t’a signalé,
Aspires à l’honneur d’étendre ta puissance
Jusqu’aux derniers confins du globe nivelé,
Et, pour réaliser le plan de ton empire
Dans l’ordre harmonieux de sa vaste unité,
Agrandis, chaque jour, en fondant sans détruire,
Le champ de l’industrie et de l’égalité.
Voilà pourquoi sur nos rivages
Le peuple s’incline à ton nom,
Placé plus haut dans ses hommages
Que l’Aigle de Napoléon,
Et bénit la main souveraine
Qui t’ouvrit sur le sol natal
La rayonnante et large arène
Où mugit ton vol de métal !
Au nom des droits sacrés de l’art et du génie,
Que d’autres maintenant revendiquent l’honneur
D’inscrire, en lettres d’or, au front de leur patrie,
Les titres immortels de ton grand inventeur,
Nul ne nous ravira la gloire sans partage
D’avoir, par nos travaux, hâté le saint moment
Où tu vis s’écrouler, pour te livrer passage,
Les derniers préjugés de ce vieux continent.
Aux peuples de l’Europe assis sur nos frontières,
Qui nous jetaient souvent un regard de dédain,
Nous avons, les premiers, enseigné tes mystères,
Et tous se sont levés pour nous tendre la main,
Et tous sont accourus pour marcher sur nos traces,
Pour tresser, avec nous, la ceinture de fer
Qui, du nord au midi, doit relier les races
Et par l’esprit et par la chair.
Mais tandis que sans cesse un infernal Génie
Qu’ils ont pris de nos jours pour un divin Mentor,
Déchaîne sur leurs pas, si chancelants encor,
La Guerre ou l’Anarchie,
Le Belge, à côté d’eux, poursuivant son essor,
Ajoute, tous les ans, sous les yeux de l’Histoire,
Une page d’airain au livre de sa gloire,
A sa couronne un fleuron d’or.
Des plaines de la Flandre aux vallons de la Meuse,
Traversés par le rail dans son lit sablonneux,
Point de modeste ville ou de cité fameuse
Qui n’ait vu, grâce à toi, s’accomplir tous ses vœux,
Et n’ait enfin reçu du moderne Messie
Qui vint sur le travail fonder la liberté,
Le baptême de feu qui ranima sa vie
Et doubla sa fécondité.
Soyons donc fiers de nôtre ouvrage,
Frères ! et ne nous plaignons pas ;
Laissons à d’autres l’héritage
Du glaive sanglant des combats ;
Ce n’est plus dans le sang qu’on fonde
Un monument plein de grandeur ;
Pour changer la face du monde
Nous avons, nous, le Remorqueur !
Regardez ! le voilà ! Quelle noble stature !
Que de génie empreint sur sa puissante armure !
Vingt siècles de progrès vivent sous ce métal ;
Éléphant par la force, et cheval par la grâce,
Tigre par la vitesse, et lion par l’audace,
Il ne reconnaît, lui, ni maître, ni rival.
Ni maître ! — Il en est un ! — L’homme, voilà son maître !
L’homme qui le conçut et qui lui donna l’être,
L’homme qui fait d’un geste obéir le Titan,
Et qui va, tout à l’heure, à ce colosse inerte,
A ce spectre debout dans l’arène déserte,
Imprimer par la flamme un formidable élan.
Autour de l’enceinte gardée,
Devançant l’heure du départ,
Déjà la foule débordée
Monte, se répand au hasard,
Et, dans sa joie et son délire,
Appelle à cris tumultueux
Le sombre acteur dont elle admire
Les membres forts et vigoureux.
Un éclair a jailli de son ventre torride,
Ses naseaux ont sifflé, ses poumons ont gémi ;
Sa croupe, verte et noire, a, sous un choc rapide,
Subitement frémi ;
Une fiévreuse ardeur dans ses veines circule,
Il lance, à droite, à gauche, un torrent de vapeur,
Il trépigne, il s’agite, il avance, il recule,
Honteux de sa torpeur ;
Il la secoue enfin, il est libre, il arrive,
Il s’attelle au convoi d’un pas majestueux,
Rugit d’orgueil, se tait, et, l’oreille attentive,
Attend le signal des adieux :
Triomphe ! il est donné, le peuple le répète,
Et la voix des clochers et la voix des canons,
En hymnes fraternels éclatent sur sa tête,
Prolongés par l’écho des monts.
Alors, ses crocs tendus, la masse monstrueuse
S’ébranle, lentement, à bonds heurtés et lourds ;
Bientôt, de choc en choc, sa marche paresseuse
Roule, en s’accélérant toujours ;
Un orage de bruit inonde l’atmosphère,
Le gaz à flots stridents s’échappe plus pressé,
Et le géant, vainqueur, s’élance ventre à terre
Sur le chemin qu’il s’est tracé.
Plus prompt que la parole,
Plus sûr que le regard,
Il part, il fuit, il vole
Au but fixé par l’Art ;
Monts, plaines, tout s’efface
Sous son ardent sillon,
Tout s’unit dans l’espace,
Et rien n’est horizon !
Marche, ô puissant Athlète, et, sous des cieux tranquilles,
Par des rubans d’acier va relier les villes,
Fleurs de granit et d’or d’un bouquet enchanté ;
Des grands fleuves absents, des rivières lointaines
Prolonge l’embouchure au sein d’arides plaines,
Surprises tout à coup de leur fertilité, ’
Et peuple, dans ton cours, de nobles édifices,
De palais, d’ateliers, de temples et d’hospices,
Le sol de la naissante et moderne cité !
Marche, combats, triomphe, agrandis tes domaines,
Et fais doubler le pas aux peuples en retard ;
Prodigue-leur, à tous, libres ou dans les chaînes,
Les fruits de la Science et les trésors de l’Art ;
Féconde l’union de l’homme et de la terre
Par les bienfaits nouveaux que tu répands sur eux,
Et relève l’esprit, en vengeant la matière
De l’insultant oubli d’un passé dédaigneux.
Marche, marche toujours, sans relâche, sans trêve !
Fais tomber les remparts que l’Égoïsme élève
Entre les nations esclaves de la peur :
Affranchis le travail, viens, et réconcilie
L’antique Agriculture et la jeune Industrie
Avec la Liberté, leur mâle et noble sœur,
Et que le monde entier, abrité sous leur aile,
Retrouve, au sein de Dieu, l’unité fraternelle
Qui doit consolider sa paix et son bonheur !
Halte ! il s’arrête, il brame, il râle,
Il meurt et de soif et de faim ;
De l’eau, du feu pour la cavale !
Qu’on lui serve un brûlant festin !
Bien ! le coak flambe, l’eau bouillonne,
Le monstre se gorge et hennit ;
En route donc ! la cloche sonne,
Et la trompette retentit !
Sous le panache de fumée
Flottant sur son turban de fer,
Il poursuit sa course enflammée
Rival des noirs démons de l’air,
Et, sur le bronze de ses ailes,
Le tison, chassé de ses flancs,
Retombe en neige d’étincelles
Au souffle refoulé des vents.
Point d'obstacle à son vol rapide
Qu’il ne dompte ou brise en chemin ;
Regardez ! un taureau stupide
Bondit contre son char d’airain :
Qu’importe ! il l’écrase et le lance
Tout palpitant sur les guérets.
Sages ! vantez donc l’ignorance
Qui veut arrêter le progrès !
Aux premiers éclats de colère
Des ouragans glacés du nord,
Le soc rentre dans la chaumière,
La voile rentre dans le port,
Le coursier déserte la plaine,
L’oiseau déserte nos climats ;
Seul il brave sur son domaine
Et la tempête et les frimas,
Rien n’intimide son audace,
Il marche, il vole, il fuit toujours ;
Il fait tournoyer dans l’espace
Les champs, les flots, les bois, les tours ;
Il éblouit de son prestige
Le peuple, le savant, le roi,
Et laisse partout le vertige
Assis à côté de l’effroi !
Oh ! si nos pères morts se levaient de leur tombe !
S’ils rencontraient, un soir, la formidable trombe
De flamme et de métal,
Roulant, avec fracas, à travers la campagne,
Comme un roc de volcan lancé d’une montagne
Par un bras infernal ;
S’ils voyaient s’avancer, sous un ciel morne et sombre,
Le monstrueux Dragon éclairant au loin l’ombre
De ses yeux rouges et sanglants,
Et, par groupes confus, aux abords de nos villes,
Des hommes noirs, armés, tous, de torches mobiles,
Accourir à ses cris sifflants ;
Semblables, dans leur trouble, à ces guerriers sauvages
Qui, devant le canon, tonnant sur leurs rivages
Pour la première fois,
S’enfuyaient, lare en main, sur d’agiles gondoles,
Pour chercher un refuge au pied de leurs idoles
Sous la voûte des bois.
Peut-être, à cet aspect, tout tremblants de surprise,
Iraient-ils s’enfermer dans quelqu'obscure église,
S’y mettre en oraison,
Et, penchés vers un prêtre armé de l’anathème,
Invoquer sa puissance et conjurer Dieu même
De chasser le démon !
Non ! ils te comprendraient, ô Roi de l’industrie !
Car ils avaient l’instinct des sublimes progrès ;
Car ils ont, avant nous, dans leur marche hardie,
Planté leur étendard sur tous les hauts sommets ;
Car ils ont élevé tant de nobles colonnes
À la Science, aux Arts, comme à la Liberté,
Que l’orgueil de leurs fûts tout chargés de couronnes
Écrase notre vanité !
Eh bien ! pour dorer notre gloire
Du souvenir de leurs grands noms,
Pour ressusciter la mémoire
De tous ces morts que nous aimons,
Marche, ô Remorqueur, et propage
Partout ces noms étincelants,
Qu’un pieux et dernier hommage
Fit graver sur tes larges flancs !
Marche ! Et que l’Étranger qui tenterait encore
De méconnaître, ô Belge, un passé qui t’honore,
De blasphémer ton culte et d’outrager ta loi,
Ne puisse faire un pas sur le sol du royaume
Sans voir, à l’instant même, un illustre fantôme,
Un peintre, un grand tribun, un saint évêque, un roi,
Tout notre Panthéon, et toute notre Histoire,
Se dresser devant lui resplendissants de gloire,
Pour crier au barbare : à genoux devant moi !
Sous l’arche d’un tunnel sonore
Il s’est englouti, le géant,
Emportant d’un pas de Centaure
Un peuple muet et béant,
Noir convoi de spectres funèbres
Qu’aux feux croisés de ses éclairs
Il semble, au milieu des ténèbres,
Mener en hurlant aux enfers.
O terreur ! si la sombre voûte
S’écroulait !... si jamais un choc
Le rejetait hors de sa route
Brisé, broyé contre le roc,
Quel deuil affreux !... Mais l’homme veille,
Mais Dieu pour nous est toujours là.
Écoutez ce bruit qui s’éveille,
Grandit, éclate... Le voilà !
Sous un soleil vif et splendide
Il réparait à l’horizon,
Déroulant sa crinière humide
Autour des arbres du vallon,
Répandant à flots sur l’argile
L’or de ses rubis sulfureux,
Et lassant par son vol agile
Le vol de l’oiseau dans les cieux.
A travers les débris dont l’Europe est semée,
La Presse nous frayait un glorieux chemin ;
Mais sous les tourbillons de sa propre fumée,
Son flambeau, trop souvent, pâlissait dans sa main ;
Pour déblayer la terre et la rendre fertile
Il fallait un moteur armé d’un soc puissant :
Le Remorqueur parut, et le globe docile
Redevint libre et florissant !
Honneur donc à son œuvre ! Un autre âge commence !
La Matière a conquis les ailes de l’Esprit,
De l’Espace habité s’effaça la Distance,
Et le Temps est doublé pour l’homme qui grandit,
Pour l’homme, Ange déchu, Roi trop longtemps rebelle,
Mais qui, par le Travail, absous de ses erreurs,
Remonte, triomphant, à sa sphère immortelle,
Le front ceint d’épis et de fleurs.
Ainsi, de zone en zone, ainsi, de plage en plage,
Le jeune Remorqueur, fils ailé du Progrès,
Poursuivra, calme et fier, son saint pèlerinage
En répandant partout l’abondance et la paix,
Et, guidé par la Presse, il saura faire éclore
Au jour resplendissant de la réalité,
Tous les songes divins, si ténébreux encore,
De la future humanité !
Mais il a fourni sa carrière
Le pacifique conquérant ;
Il rentre dans la Cité-mère
Suivi de son cortège errant ;
Il rentre chargé des richesses
De vingt cités qu’il étonna,
Et distribuant ses largesses
Au peuple qui le couronna.
Et maintenant, venez, trop sinistres prophètes,
De nos mœurs, de nos lois, détracteurs furieux,
Regardez la Belgique et contemplez ses fêtes,
Et dites si c’est là ce peuple malheureux
Qui, secouant, à tort, le joug de ses vieux maîtres,
N’avait choisi pour chefs que des hommes flétris,
Qu’un vil ramas de fous, de brigands et de traîtres
Tous livrés à l’opprobre et voués au mépris !
Oh ! ne blasphémez plus l’œuvre des barricades !
Jetez, jetez au vent vos plumes rétrogrades,
Au nom de la Justice et de la Liberté ;
Au nom de la Concorde et de la Paix publique,
N’insultez plus la croix du champ patriotique
Où de nos saints Martyrs dort l’immortalité !
Lassé de discordes civiles,
Déjà tout Belge au noble cœur
A déserté des rangs hostiles,
Au seul appel du Remorqueur,
Et, quittant un passé sans vie,
Est accouru sous nos drapeaux,
Pour glorifier la Patrie
Par ses talents et ses travaux ;
Et la Patrie heureuse et fière
De retrouver tous ses enfants,
Les yeux sur sa triple frontière
Marche vers des jours triomphants,
Devançant toutes ses rivales
Sous la garde d’un astre ami
Qui de ses vieilles capitales,
Redore l'écusson terni.
Sois donc béni, géant, sois béni d’âge en âge,
Toi qui, pour nous sauver, vins achever l’ouvrage
Commencé par la Liberté ;
Toi qui fis la Belgique et si belle et si forte
Même aux regards de ceux qui la proclamaient morte,
Et morte sans honneur, morte sans dignité,
Qu’ils sont forcés enfin de démentir leur haine,
De lui rendre son nom et son titre de reine,
Et d’admirer sa royauté !
Non moins propice aux vœux des peuples qui t’appellent,
Fais pour eux, tour à tour, ce que tu fis pour nous ;
Raffermis par la Paix les trônes qui chancellent,
Des sombres factions désarme le courroux,
Absorbe dans ta force et ta toute-puissance
Du genre humain entier la vaste activité,
Et que les grands travaux de son adolescence
Pâlissent sous l’éclat et la magnificence
Des prodiges hardis de sa virilité !