Le Piano de Chopin

 
(À Antoine C.)

La musique est une chose étrange !
Byron

L’art ?… c’est l’art – et puis, voilà tout.
Béranger

I

J’étais chez Toi ces avant-derniers jours
D’une inabordable traîne
― Pleins, comme le Mythe,
Pâles, comme l’aube... ―
Quand la fin de la vie murmure au commencement :
« Je ne te briserai pas ― non !
― Je te manifesterai !... »

II

J’étais chez Toi ces jours, avant-derniers,
Lorsque tu ressemblais ― à tout moment, à tout moment ―
A la lyre que laisse choir Orphée,
Où la force du jet lutte avec le chant :
Et les quatre cordes s’entretiennent,
Se choquant
Par deux ― par deux ―
Et chuchotant à la sourdine :
« Est-ce lui qui vient
« De frapper le ton ?...
« Est-ce un tel maître !... qu’il joue...
même en nous repoussant ? »

III

J’étais chez Toi ces jours, Frédéric !
Ta main ― pour sa blancheur
D’albâtre, et sa prise, et son chic,
Et ses attouchements hésitants de plume d’autruche ―
Se mêlait dans mes yeux au clavier
D’ivoire...
Et tu semblais cette figure, que
Du sein des marbres,
Avant qu’on ne les taille,
Évoque le ciseau
Du génie ― éternel Pygmalion !

IV

Et en ce, que tu jouais ― et ce qu’a dit le ton, et ce qu’il dira,
Les échos autrement peuvent bien se parer,
Que quand tu haussais toi-même de Ta main
Tout accord ―
Et en ce, que tu jouais, telle était la simplicité
De la perfection Périclésienne,
Que si quelque vertu ancienne,
Dans un manoir de mélèze
Entrant, se disait :
« Je renais dans le Ciel,
Et la porte me devient une harpe.
Un ruban le sentier...
L’hostie m’apparaît à travers le blé pâle...
L’Emmanuel habite déjà
Sur le Thabor ! »

V

Et là c’était la Pologne, du zénith
De la toute-perfection de l’histoire
Ravie dans un arc-en-ciel d’extase ―
La Pologne ― des charrons transfigurés !
La toute même,
Rucher d’or...
(Je te la reconnaîtrais jusqu’aux confins de l’être !...)

VI

Et ― voici ― que ton chant s’achève ― et déjà plus
Je ne Te vois ― mais j’entends
Je ne sais quel bruit... d’enfants qui se chamaillent...
― Et c’est encore les touches qui disputent
De désir non chanté,
Et se choquant à la sourdine
Par huit ― par cinq ―
Chuchotent : « A-t-il préludé ? nous repousse-t-il ?... »

VII

O Toi ! ― qui de l’Amour es le profil,
Ayant pour nom Achèvement ;
Ce ― qu’en Art on nomme le Style,
Car il pénètre le chant, façonne les pierres...
O ! Toi ― qui dans les Fastes t’appelles Ère,
Et même où l’histoire n’est point à son zénith,
Tu t’appelles ensemble : Esprit et Lettre
Et « Consumatum est »...
O ! Toi... Parfait ― accomplissement,
Quel et où que soit Ton... signe
Ou dans Phidias ? David ? ou en Chopin ?
Ou dans une scène d’ Eschyle ?...
Toujours ― se vengera sur toi : le manque...
― Le stigmate de ce globe est l’insuffisance :
L’achèvement... lui est souffrance...
Il préfère recommencer
Et préfère sans fin prodiguer des acomptes !
― L’épi ?... lorsqu’il est mûr ainsi qu’une comète d’or,
A peine un souffle le remue,
C’est une pluie de grains de blé qu’il sème,
La seule perfection le balaie !

VIII

Voici ― regarde, Frédéric !... C’est Varsovie :
Sous l’astre enflammé
Singulièrement taillante ―
Regarde, les orgues de la Cathédrale, regarde ! Ton nid,
Ça et là les maisons patriciennes antiques
Comme la République,
Les pavés des places sourds et gris
Et de Sigismond dans la nue le glaive.

IX

Regarde !... De ruelle en ruelle
Les chevaux caucasiens se ruent.
Comme avant l’orage les hirondelles,
Bondissant devant les régiments
Par cent ― par cent
― L’édifice a pris feu, semble s’éteindre,
S’embrase encore ― et voici que contre le mur
Je vois des fronts de veuves en deuil
Poussés par des crosses ―
Et de nouveau je vois, tout aveuglé de fumée,
Que par les colonnes du balcon
Un meuble ressemblant à un cercueil
On hisse... il s’abat... il s’abat... Ton piano !

X

Celui !... Qui proclamait la Pologne, du zénith
De la toute-perfection de l’histoire
Ravie, dans un hymne d’Extase ―
La Pologne, des charrons transfigurés.
C’est le même ― qui s’abat ― aux pavés de granit !
― Et voici, comme un noble penser de l’homme,
Qu’il est en butte a l’humaine fureur
Ou comme ― des les siècles
Des siècles ― tout, éveilleur !
Et voici, comme le corps d’Orphée,
Que mille passions le mettent en lambeaux.
Et chacune hurle : « pas moi !... »
« Pas moi ! » ― grince des dents ―

                              *

Mais Toi ? ― mais moi ? ― entonnons le chant du jugement.
Invoquant : "Réjouis-toi, tardif petit-fils !...
« Les sourdes pierres ont gémi :
« L’idéal a touché le pavé ― »

Collection: 
1841

More from Poet

  •  
    (À Antoine C.)

    La musique est une chose étrange !
    Byron

    L’art ?… c’est l’art – et puis, voilà tout.
    Béranger

    I

    J’étais chez Toi ces avant-derniers jours
    D’une inabordable traîne
    ― Pleins, comme le Mythe,...