Le Parnasse contemporain/1876/Jeanne

Au petit jour voici la Jeanne
Qui part avec sa mère-grand,
Pour la foire de Saint-Laurent,
A califourchon sur un âne.

Elle entre dans ses dix-huit ans,
Son œil de malice pétille
La jeunesse en elle frétille ;
Comme un carpillon au printemps.

Pas de mines plus éveillées
Quand, après un conte joyeux,
Les garçons lui font les doux yeux,
En teillant le chanvre aux veillées.

Une nonnette en son couvent,
Sous le voile, n’est pas plus fraîche.
Sa joue est une belle pêche
Que le soleil dore en plein vent.

Aussi faut-il voir, c’est merveille,
Tout fier de son fardeau charmant,
Le petit âne aller gaîment,
Tendant le nez, dressant l’oreille.

Hi, han, hi, han ! — Sans s’arrêter,
Par les descentes, par la plaine,
Il trotte, trotte à perdre haleine.
Impossible de mieux chanter ;

Et Jeanne laisse, fine mouche,
Poindre au bord de son blanc jupon
Un bout de mollet si fripon
Que l’eau vous en vient à la bouche.

Déjà c’est l’heure du réveil,
Les coqs ont sonné la diane.
Il n’est pas de ferme bressanne
Qui ne s’ouvre au premier soleil ;

Sur la grand’route, en longue file,
Les lourds chariots vont roulant.
Gens et bêtes caracolant,
Chacun s’empresse vers la ville ;

Ici, grave et lent, apparaît,
Près d’un agneau qui se trémousse,
Un grand bouc maigre à barbe rousse,
Ses vieilles cornes en arrêt ;

Plus loin c’est une chèvre folle
Qui grappille à tous les buissons,
Une truie et ses nourrissons,
Un jeune veau qui cabriole ;

Puis viennent, barrant le chemin,
Laboureurs, valets de charrue
A face rougeaude et bourrue,
Leurs bâtons noueux à la main.

Mais à voir Jeanne, si gentille,
Les yeux rieurs, l’air avenant,
Plus d’un pense, en se retournant :
Tudieu ! le joli brin de fille.

L’aïeule pourtant sur ses doigts
Compte le gain qu’elle va aire.
« Les blés sont rares, bonne affaire !
Un et un deux et deux font trois.

« Quant au porc, il s’en ira vite.
Voyez ce monsieur, quel satin !
Il vaut plus d’argent, c’est certain,
Qu’il n’est gras ; qu’en dis-tu, petite ? »

Mais la belle est on ne sait où.
Ce qui l’occupe, je suppose
Que c’est un nœud de ruban rose,
Une croix d’or, un tour de cou.

« Dieu ! que de bijoux, pense-t-elle,
Nous allons voir ! Que c’est tentant !
Si grand’mère voulait pourtant,
J’aurais l’air d’une demoiselle ! »

Ainsi piétons et cavaliers,
Tout un chacun trotte et chemine.
La Saône au lointain se devine,
Bleue au travers des peupliers ;

Quand tout à coup notre gaillarde
S’arrête, elle se dit : Bien sûr,
Là-bas, derrière ce gros mur,
C’est Jean-Louis qui me regarde. »

Et de rougir. — On voit trembler
Sous le fichu sa gorge pleine.
Amour, à la Saint-Jean prochaine,
Aura, je pense, à qui parler.

Collection: 
1971

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