Le Parnasse contemporain/1869/Les Vieilles Maisons

Je n’aime pas les maisons neuves,
Leur visage est indifférent ;
Les anciennes ont l’air de veuves
Qui se souviennent en pleurant ;

Les lézardes de leur vieux plâtre
Semblent les rides d’un vieillard,
Leurs vitres au reflet verdâtre
Ont comme un triste & bon regard !

Leurs portes sont hospitalières,
Car ces barrières ont vieilli ;
Leurs murailles sont familières
A force d’avoir accueilli ;

Les clefs s’y rouillent aux serrures,
Car les cœurs n’ont plus de secrets ;
Le temps y ternit les dorures,
Mais fait ressembler les portraits.

Des voix chères dorment en elles,
Et dans les rideaux des grands lits
Un souffle d’âmes paternelles
Remue encor les anciens plis.

J’aime les âtres noirs de suie
D’où l’on entend bruire en l’air
Les hirondelles ou la pluie
Avec le printemps ou l’hiver ;

Les escaliers que le pied monte
Par des degrés larges & bas
Dont il connaît si bien le compte,
Les ayant creusés de ses pas ;

Le toit dont fléchissent les pentes,
Le grenier aux ais vermoulus
Qui fait rêver sous ses charpentes
A des forêts qui ne sont plus.

J’aime surtout, dans la grand’salle
Où la famille a son foyer,
La poutre unique, transversale,
Portant le logis tout entier.

Immobile & laborieuse,
Elle soutient comme autrefois
La race inquiète & rieuse
Qui se fie encore à son bois.

Elle ne rompt pas sous la charge,
Bien que déjà ses flancs ouverts
Sentent leur blessure plus large
Et soient tout criblés par les vers ;

Par une force qu’on ignore,
Rassemblant ses derniers morceaux,
Le chêne au grand cœur tient encore
Sous la cadence des berceaux ;

Mais les enfants croissent en âge,
Déjà la poutre plie un peu ;
Elle cédera davantage ;
Les ingrats la mettront au feu…

Et, quand ils l’auront consumée,
Le souvenir de son bienfait
S’envolera dans sa fumée ;
Elle aura péri tout à fait,

Dans ses restes de toutes sortes,
Éparse sous mille autres noms,
Bien morte, car les choses mortes
Ne laissent pas de rejetons ;

Comme les servantes usées
S’éteignent dans l’isolement,
Les choses tombent méprisées
Et finissent entièrement.

C’est pourquoi, lorsqu’on livre aux flammes
Les débris des vieilles maisons,
Le rêveur sent brûler des âmes
Dans les bleus éclairs des tisons.

Collection: 
1971

More from Poet

  •  
    Mon corps, vil accident de l’éternel ensemble ;
    Mon cœur, fibre malade aux souffrantes amours ;
    Ma raison, lueur pâle où la vérité tremble ;
    Mes vingt ans, pleurs perdus dans le torrent des jours :

    Voilà donc tout mon être ! et pourtant je rassemble...

  •  
    Tu veux toi-même ouvrir ta tombe :
    Tu dis que sous ta lourde croix
    Ton énergie enfin succombe ;
    Tu souffres beaucoup, je te crois.

    Le souci des choses divines
    Que jamais tes yeux ne verront
    Tresse d’invisibles épines
    Et les enfonce dans ton...

  • Ces vers que toi seule aurais lus,
    L’œil des indifférents les tente ;
    Sans gagner un ami de plus
    J’ai donc trahi ma confidente.

    Enfant, je t’ai dit qui j’aimais,
    Tu sais le nom de la première ;
    Sa grâce ne mourra jamais
    Dans mes yeux qu’...

  •  
    Toi qui peux monter solitaire
    Au ciel, sans gravir les sommets,
    Et dans les vallons de la terre
    Descendre sans tomber jamais ;

    Toi qui, sans te pencher au fleuve
    Où nous ne puisons qu’à genoux,
    Peux aller boire avant qu’il pleuve
    Au nuage...

  •  
    O vénérable Nuit, dont les urnes profondes
    Dans l’espace infini versent tranquillement
    Un long fleuve de nacre et des millions de mondes,
             Et dans l’homme un divin calmant,

    Tu berces l’univers, et ton grand deuil ressemble
    A celui d’une...