Le Parnasse contemporain/1869/Les Vaincus

La Vie est triomphante & l’idéal est mort !
Et voilà que, criant sa joie au vent qui passe,
Le cheval enivré du vainqueur broie & mord
Nos frères, qui du moins tombèrent avec grâce.

Et nous, que la déroute a fait survivre, hélas !
Les pieds meurtris, les yeux baissés, la tête lourde,
Saignants, veules, fangeux, déshonorés & las,
Nous allons, étouffant mal une plainte sourde.

Nous allons, au hasard du soir & du chemin,
Comme les meurtriers & comme les infâmes,
Veufs, orphelins, sans fils, ni toit, ni lendemain,
Aux lueurs des forêts familières en flammes.

Ah ! puisque cette fois l’heure a sonné, qu’enfin
L’espoir est aboli, la défaite certaine,

Et que l’effort le plus énorme serait vain,
Et puisque c’en est fait, même de notre haine,

Nous n’avons plus, à l’heure où tombera la nuit,
Abjurant tout risible espoir de funérailles,
Qu’à nous laisser mourir obscurément, sans bruit,
Comme il sied aux vaincus des suprêmes batailles.

— … Une faible lueur palpite à l’horizon,
Et le vent glacial qui se lève redresse
La cime des forêts & les fleurs du gazon,
C’est l’aube ! Tout renaît sous sa froide caresse.

De fauve, l’Orient devient rose, & l’argent
Des astres va bleuir dans l’azur qui se dore ;
Le coq chante, veilleur exact & diligent,
L’alouette a volé stridente : c’est l’aurore !

Éclatant, le soleil surgit : c’est le matin,
Amis, c’est le matin splendide dont la joie
Heurte ainsi notre lourd sommeil, & le festin
Horrible des oiseaux & des fauves de proie.

O prodige ! en nos cœurs le frisson radieux
Met, à travers l’éclat subit de nos cuirasses,
Avec un violent désir de mourir mieux,
La colère & l’orgueil anciens des bonnes races.

Allons, debout, allons, allons, debout, debout !
Assez comme cela de hontes & de trêves !

Au combat ! au combat ! car notre sang qui bout
A besoin de fumer sur la pointe de glaives !

Collection: 
1971

More from Poet

  • Les sanglots longs
    Des violons
    De l’automne
    Blessent mon cœur
    D’une langueur
    Monotone.

    Tout suffocant
    Et blême, quand
    Sonne l’heure,
    Je me souviens
    Des jours anciens
    Et je pleure;

    Et je m’en vais
    Au vent mauvais...

  • (A Germain Nouveau)

    Dans une rue, au coeur d'une ville de rêve
    Ce sera comme quand on a déjà vécu :
    Un instant à la fois très vague et très aigu...
    Ô ce soleil parmi la brume qui se lève !

    Ô ce cri sur la mer, cette voix dans les bois !
    Ce sera comme quand...

  • Un pavillon à claires-voies
    Abrite doucement nos joies
    Qu'éventent des rosiers amis;

    L'odeur des roses, faible, grâce
    Au vent léger d'été qui passe,
    Se mêle aux parfums qu'elle a mis ;

    Comme ses yeux l'avaient promis,
    Son courage est grand et sa lèvre...

  • Je suis l'Empire à la fin de la décadence,
    Qui regarde passer les grands Barbares blancs
    En composant des acrostiches indolents
    D'un style d'or où la langueur du soleil danse.

    L'âme seulette a mal au coeur d'un ennui dense.
    Là-bas on dit qu'il est de longs combats...

  • (A Villiers de l'Isle-Adam)

    Dans un palais, soie et or, dans Ecbatane,
    De beaux démons, des satans adolescents,
    Au son d'une musique mahométane,
    Font litière aux Sept Péchés de leurs cinq sens.

    C'est la fête aux Sept Péchés : ô qu'elle est belle !
    Tous les...