Le Parnasse contemporain/1869/Les Deux Chasseurs

Par un étroit sentier des monts Hymalaya
Où du ciel on entend les saints Alleluia,
Deux hommes sont venus au-devant l’Un de l’autre.
Le premier est vêtu de blanc comme un apôtre,
Le second est couvert de toisons d’animaux,
Tous les deux sont altiers & tous les deux sont beaux.

« Où vas-tu, voyageur à la tunique blanche ?
Tu marches incliné comme une verte branche
Qui porte trop de fruits autour de ses rameaux.

— Où vas-tu, voyageur aux vêtements de peaux ?
Tu marches l’œil hagard comme un tigre qui flaire
La trace des chevaux empreinte en la poussière.

— Je vais par les ravins, & je gravis des rocs
Où les vautours géants s’endorment sur des blocs
Que des glaçons d’azur ont revêtus de franges.

— Je vais sur les sommets causer avec les anges ;
Et jamais ne m’arrête en mon divin parcours
Où je cherche sans cesse, où je trouve toujours.

— Je vais dans l’antre obscur au fond des gorges sombres
Où s’en vont, l’œil sanglant, dans l’épaisseur des ombres,
Se blottir les grands loups à qui mes pas font peur.

— Moi, je vais dans l’azur, dans le rêve, & mon cœur
Aime, à travers l’espace, à faire des voyages
Sur mon esprit qui flotte ainsi que les nuages.

— Moi, je ne cherche rien que la course & le bond,
Et le vent qui mugit & l’écho qui répond
Aux sourds mugissements que pousse la panthère.

— Moi, je vais me plonger au sein de l’onde amère
Où les doux alcyons bercent de leurs doux chants
Les amours des flots bleus & des soleils couchants.

— Moi, je vais affronter les lions solitaires,
Et je m’endors tranquille auprès des ossuaires
Que les ours ont laissés sur le versant des monts.

— Moi, je vais éclairant tous les gouffres profonds ;
Et je verse le jour aux sombres gémonies,
Et je suis le sonneur des grandes harmonies.

— Moi, du son de mon cor, j’ébranle les rochers.
Et, jusqu’au fond du fleuve où passent les nochers.
L’hippopotame entend la voix de mes molosses.

— Moi, des chênes géants, séculaires colosses,
D’aise, je fais vibrer les cimes aux doux sons
Que la brise, en passant, emprunte à mes chansons.
Je suis à qui gémit sous la lumière blonde,
Mon cœur est assez grand pour contenir le monde
Et mon âme est sans fond comme la vaste mer.

— Moi, j’ai l’âme de bronze & j’ai le cœur de fer.
Et je suis rude à l’homme & je n’aime personne
Ni rien, que mon carquois à mon flanc qui résonne.

— Moi, je suis pour chacun le grand consolateur,
Et quand je mets la main sur le front du malheur,
Il y sent la fraîcheur de la rosée en larmes.

— Moi, je n’ai que ma trompe & je n’ai que mes armes.
Que mon épieu qui troue & ma lame qui mord ;
Lorsque j’ouvre la main, il en tombe la mort.

— Moi, sans cesse ici-bas à l’homme je me fie.
Et sans cesse ici-bas l’homme me crucifie ;
Mais je suis la clémence & je suis le pardon.

— Moi, je suis la colère & je suis le brandon.
Ainsi que le rayon qui ne va pas dans l’antre.
En mon cœur endurci la pitié jamais n’entre.

— Moi, je suis le semeur de ce qui doit mûrir
Et je pais mes brebis aux champs de l’avenir.

— Et moi, je suis le loup dans la nuit qui les mange.

— Moi, je suis le bras fort au grand jour qui les venge.
Arrière, arrière, arrière, à l’homme aux noirs épieux !
Fléchis, nuage obscur, sous la splendeur des cieux.

— Mon bon arc est tendu sous ma flèche rapide ;
Si tu crains du trépas la caresse livide,
Voyageur pâle & doux, recule devant moi.

— Voyageur fauve & dur, je suis plus fort que toi.
La matière est livrée en pâture à la flamme ;
Mon arc est la pensée, & ma flèche, c’est l’âme.

— Quoi ! tu supporterais l’éclat de mon regard,
Qui fait, comme un serpent, ramper le léopard !
Qui donc enfin es-tu, voyageur au front blême r

— L’Homme au visage ardent, qui donc es-tu toi-même ?

— Je suis, dans les forêts, une rouge lueur.
Le démon du combat, le bourreau, le tueur.
Le bras aux actions jamais intimidées.

Le chasseur d’animaux !

— Moi, le chasseur d’idées !

Et sur l’étroit sentier des monts Himalaya
Où du ciel on entend les saints Allleluia.

Collection: 
1971

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