Le Parnasse contemporain/1866/La Grande allée

C’est une grande allée à deux rangs de tilleuls.
Les enfants, en plein jour, n’osent y marcher seuls,
Tant elle est haute, large et sombre.
Il y fait froid l’été presque autant que l’hiver ;
On ne sait quel sommeil en appesantit l’air
Ni quel deuil en épaissit l’ombre.

Les tilleuls sont anciens ; leurs feuillages pendants
Font muraille au dehors et font voûte au dedans,
Taillés selon leurs vieilles formes.
L’écorce en noirs lambeaux quitte leurs troncs fendus ;
Ils ressemblent, les bras l’un vers l’autre tendus,
A des candélabres énormes ;

Mais en haut feuille à feuille ils composent leur nuit ;
Par les jours de soleil pas un caillou ne luit
Dans le sable dur de l’allée,
Et par les jours de pluie à peine l’on entend
Le dôme vert bruire et, d’instant en instant,
Tomber une goutte isolée.

Tout au fond, dans un temple en treillis dont le bois,
Par la mousse pourri, plie et rompt sous le poids
De la vigne vierge et du lierre,
Un Amour malin rit, et de son doigt cassé
Désigne encore au loin les cœurs du temps passé
Qu’ont meurtris ses flèches de pierre.

A toute heure on sent là les mystères du soir :
Autour de la statue impassible on croit voir
Deux à deux voltiger des flammes ;
L’esprit du souvenir pleure en paix dans ces lieux ;
C’est là que malgré l’âge et les derniers adieux
Se donnent rendez-vous les âmes,

Les âmes de tous ceux qui se sont aimés là,
De tous ceux qu’en avril le dieu jeune appela
Sous les roses de sa tonnelle ;
Et sans cesse vers lui montent ces pauvres morts ;
Ils viennent, n’ayant plus de lèvres comme alors,
S’unir sur sa bouche éternelle.

Collection: 
1971

More from Poet

  •  
    Mon corps, vil accident de l’éternel ensemble ;
    Mon cœur, fibre malade aux souffrantes amours ;
    Ma raison, lueur pâle où la vérité tremble ;
    Mes vingt ans, pleurs perdus dans le torrent des jours :

    Voilà donc tout mon être ! et pourtant je rassemble...

  •  
    Tu veux toi-même ouvrir ta tombe :
    Tu dis que sous ta lourde croix
    Ton énergie enfin succombe ;
    Tu souffres beaucoup, je te crois.

    Le souci des choses divines
    Que jamais tes yeux ne verront
    Tresse d’invisibles épines
    Et les enfonce dans ton...

  • Ces vers que toi seule aurais lus,
    L’œil des indifférents les tente ;
    Sans gagner un ami de plus
    J’ai donc trahi ma confidente.

    Enfant, je t’ai dit qui j’aimais,
    Tu sais le nom de la première ;
    Sa grâce ne mourra jamais
    Dans mes yeux qu’...

  •  
    Toi qui peux monter solitaire
    Au ciel, sans gravir les sommets,
    Et dans les vallons de la terre
    Descendre sans tomber jamais ;

    Toi qui, sans te pencher au fleuve
    Où nous ne puisons qu’à genoux,
    Peux aller boire avant qu’il pleuve
    Au nuage...

  •  
    O vénérable Nuit, dont les urnes profondes
    Dans l’espace infini versent tranquillement
    Un long fleuve de nacre et des millions de mondes,
             Et dans l’homme un divin calmant,

    Tu berces l’univers, et ton grand deuil ressemble
    A celui d’une...