Le Parnasse contemporain/1866/Esquisse

Admirons le colosse au torride gosier
Abreuvé d’eau bouillante et nourri de brasier,
Cheval de fer que l’homme dompte !
C’est un sombre coup d’œil, lorsque, subitement,
Le frein sur l’encolure, il s’ébranle fumant
Et part sur ses tringles de fonte.

Le centaure moqueur siffle aux défis lointains
Du vent, voix de l’espace où s’en vont nos destins !
Le dragon semble avoir des ailes ;
Et, tout fier de porter les hommes dans son flanc
Il fait flotter sur eux son grand panache blanc
Et son aigrette d’étincelles !

Et les talus boisés qui bordent son chemin,
Montagnes et rochers, tourbillon souverain !…
Les champs décrivent des losanges ;

Il passe, furieux, éperonné d’éclairs,
Son arome insolite imprègne au loin les airs
D’une odeur de sueurs étranges.

Quand il fait onduler lourdement ses vagons,
Le soir, dans la campagne, avec un bruit de gonds,
Fauve cyclope des ténèbres,
On croit voir, léthargique, une hydre du chaos
Qui revient sous la lune, étirant ses grands os
Et faisant valoir ses vertèbres.

C’est le monstre prévu dans les temps solennels ;
C’est un enfer qui roule au fond des noirs tunnels
Avec sa pourpre et ses tonnerres ;
Et les rouges chauffeurs qui la nuit sont debout,
Chacun sur la fournaise où sa chaudière bout,
Semblent des démons ordinaires.

Quand ses réseaux ceindront ce globe illimité,
Sans honte nous pourrons aimer la Liberté :
Ils le savent, les capitaines !
Après avoir pesé la gloire, dans nos mains,
Nous allons trouver mieux que le sang des humains,
Pour nous fertiliser les plaines !

O mort ! tout se transforme et rien ne se corrompt,
Et tous les éléments de la Terre seront
Les éléments de notre gloire ;
Les pôles se joindront dans le cercle idéal :
Courage, char macabre, auguste et boréal !
Éclaireur de la route noire !…

Collection: 
1971

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