La Taupe et les Lapins

Chacun de nous souvent connaît bien ses défauts;
       En convenir, c'est autre chose:
 On aime mieux souffrir de véritables maux
       Que d'avouer qu'ils en sont cause.
       Je me souviens, à ce sujet,
       D'avoir été témoin d'un fait
     Fort étonnant et difficile à croire;
       Mais je l'ai vu: voici l'histoire.

       Près d'un bois, le soir, à l'écart,
       Dans une superbe prairie,
  Des lapins s'amusaient, sur l'herbette fleurie,
       A jouer au colin-maillard.
  Des lapins ! direz-vous, la chose est impossible.
  Rien n'est plus vrai pourtant: une feuille flexible
  Sur les yeux de l'un d'eux en bandeau s'appliquait,
       Et puis sous le cou se nouait:
       Un instant en faisait l'affaire.
  Celui que ce ruban privait de la lumière
  Se plaçait au milieu; les autres alentour
       Sautaient, dansaient, faisaient merveilles,
       S'éloignaient, venaient tour à tour
       Tirer sa queue ou ses oreilles.
Le pauvre aveugle alors, se retournant soudain,
Sans craindre pot au noir, jette au hasard la patte,
       Mais la troupe échappe à la hâte,
 Il ne prend que du vent, il se tourmente en vain,
       I1 y sera jusqu'à demain.
       Une taupe assez étourdie,
       Qui sous terre entendit ce bruit,
       Sort aussitôt de son réduit
       Et se mêle dans la partie.
       Vous jugez que, n'y voyant pas,
       Elle fut prise au premier pas.
Messieurs, dit un lapin, ce serait conscience,
 Et la justice veut qu'à notre pauvre soeur
       Nous fassions un peu de faveur:
       Elle est sans yeux et sans défense.
Ainsi je suis d'avis...--Non, répond avec feu
 La taupe, je suis prise, et prise de bon jeu;
 Mettez moi le bandeau.--Très volontiers, ma chère;
 Le voici; mais je crois qu'il n'est pas nécessaire
       Que nous serrions le noeud bien fort.
--Pardonnez-moi, Monsieur, reprit-elle en colère,
Serrez bien, car j'y vois... Serrez, j'y vois encor.

Collection: 
1775

More from Poet

  • Un chien vendu par son maître
    Brisa sa chaîne, et revint
    Au logis qui le vit naître.
    Jugez de ce qu'il devint
    Lorsque, pour prix de son zèle,
    Il fut de cette maison
    Reconduit par le bâton
    Vers sa demeure nouvelle.
    Un vieux chat, son compagnon,...

  • Vous connaissez ce quai nommé de la Ferraille,
    Où l'on vend des oiseaux, des hommes et des fleurs.
    A mes fables souvent c'est là que je travaille ;
    J'y vois des animaux, et j'observe leurs moeurs.
    Un jour de mardi gras j'étais à la fenêtre
    D'un oiseleur de mes amis...

  • Un vieux renard cassé, goutteux, apoplectique,
    Mais instruit, éloquent, disert,
    Et sachant très bien sa logique,
    Se mit à prêcher au désert.
    Son style était fleuri, sa morale excellente.
    Il prouvait en trois points que la simplicité,
    Les bonnes moeurs, la...

  • Un pauvre petit grillon
    Caché dans l'herbe fleurie
    Regardait un papillon
    Voltigeant dans la prairie.
    L'insecte ailé brillait des plus vives couleurs ;
    L'azur, la pourpre et l'or éclataient sur ses ailes ;
    Jeune, beau, petit maître, il court de fleurs en fleurs...

  • Un chat sauvage et grand chasseur
    S'établit, pour faire bombance,
    Dans le parc d'un jeune seigneur
    Où lapins et perdrix étaient en abondance.
    Là, ce nouveau Nembrod, la nuit comme le jour,
    A la course, à l'affût également habile,
    Poursuivait, attendait,...