La Mort de Philémon

 
Muses, pleurez ! La nuit couvre la terre antique
L’ombre voile à jamais l’azur de votre ciel.
Muses de la Patrie, à la voix prophétique,
Endormez Philémon dans un rêve éternel !

La maison du Poète est modeste et sacrée ;
Loin du bruit, des combats, de la foule et des cris,
Elle mire en tremblant dans les eaux du Pirée
Son portique de marbre et ses jardins fleuris.

Là, pendant tout un siècle, honorés et fidèles,
Dans la chère demeure ont habité les Dieux,
Tandis que le vieillard, ceint de roses nouvelles,
Chantait Eros vainqueur ou la mort des Aïeux.

Déjà Phoibos décroît à l’occident plus pâle.
Philémon dort, le front appuyé dans sa main,
Et laisse s’échapper et rouler sur la dalle
Le calame inutile auprès du parchemin.

Un songe, messager des Dieux, descend des nues,
Enveloppe son âme, et devant ses yeux clos
Un chœur triste et voilé de neuf Vierges connues
Paraît, marche, s’arrête avec de longs sanglots.

Faible comme un soupir, la voix des jeunes filles
Est semblable au murmure invisible et nombreux
Des oiseaux inquiets, lorsque sous les faucilles
Tombent les blés épars sur les coteaux pierreux :

— Salut, ô cher vieillard ! ô toi dont les années
Ont poli le front pur comme un marbre éclatant,
Toi qui, ralentissant les heures fortunées,
D’un siècle glorieux as compté chaque instant I

C’est l’heure, ô Philémon ! Regarde ! Les collines,
Sous le pied des chevaux et le fer des guerriers,
Ont perdu les abris où les Nymphes divines,
Au chant des belles eaux, fuyaient vers les lauriers.

Pour la dernière fois ton œil vit les fontaines
Traîner dans les gazons leur flot d’azur et d’or,
Et du haut des remparts l’impérissable Athènes
De la Victoire ailée éterniser l’essor.

Tu ne reverras plus, venant de Salamine,
Nos vaisseaux, aujourd’hui rompus, sans force, hélas !
Saluer au retour la Cité que domine
Le simulacre armé de la grande Pallas.

Les héros sont tombés ; tout meurt. Le sable jaune
A bu le sang pourpré des hommes au cœur fort.
Dans ta ville, Athéna ! les soldats d’Antigone
Sèment avec l’effroi la famine et la mort.

O Dieux inapaisés ! ô Kères vénérables !
Quel forfait déchaîna des vengeurs immortels
Sur le peuple d’Hellas, et de maux innombrables
Accable encor la terre où brillaient vos autels ?

Où sont les nobles jours, aimés des chastes Muses,
Et les chants cadencés des lyres aux beaux sons,
Et les Nymphes troublant de leurs courses confuses
Les bois noirs d’oliviers sur les bleus horizons ?

Quand Phidias donnait l’Acropole pour socle
Au peuple éblouissant de ses marbres pieux ;
Quand, tragiques rivaux, Eschyle avec Sophocle
Semblaient deux grands vieillards interrogeant les Dieux

Alors, ô Philémon, les strophes enflammées
D’un souffle de triomphe emplissaient tous les cœurs,
Tandis qu’en s’inclinant les saintes Renommées
D’une couronne d’or ceignaient les fronts vainqueurs !

Aux lèvres de Platon la sagesse féconde
Chantait l’hymne inspiré des esprits frémissants,
Et la jeunesse heureuse et la Grèce et le monde
De la langue divine écoutaient les accents.

O toi, le dernier-né des époques lointaines,
Vieillard silencieux qui naguère entendis,
Comme un suprême écho, la voix de Démosthènes,
Vieillard, voici les temps et les destins prédits !

Viens ! la route avec nous sera moins triste encore,
Loin des bois consacrés et des neigeux sommets,
Loin des murs paternels que la prochaine aurore
D’un voile ensanglanté couvrira pour jamais.

Les heures du vieillard, hélas ! ne sont plus lentes.
Hâte-toi, Philémon ! Viens, partageant ce soir
L’exil harmonieux des Muses consolantes,
Mêler à l’amertume un immortel espoir.

Saluons en partant, Muses, la vieille Attique !
Salut, terre ! Salut, Athènes ! ô cité,
O temples, ô Patrie, ô foyer domestique !
Nourrice des grands cœurs, mère de la Beauté !

Salut ! Tes blancs frontons, tes murs, tes marbres rares,
Joncheront vainement le sol où tu vécus.
Ton souvenir, sacré même aux peuples barbares,
Te ressuscitera dans les siècles vaincus !

Tu surgiras toujours dans l’ordre et l’harmonie
Sur le monde futur qui redira ton nom,
Telle que se dressait, éternelle et bénie,
L’image de Pallas sur le haut Parthénon ! —

Telles avec des pleurs parlent les Messagères.
Et toutes, dérobant sous le péplos de deuil
La jeune majesté de leurs formes légères,
De leurs pas fugitifs foulent déjà le seuil.

Emportant le laurier, le calame et la lyre,
Elles vont, elles vont, traînant sur le chemin
Leurs pieds roses et nus que la ronce déchire,
Calmes, les yeux pensifs et la main dans la main.

Et dans l’ombre, où parfois palpite encore et passe
Comme une lueur vague et blanche qui le suit,
Le groupe des Neufs Sœurs en décroissant s’efface
Dans le mystère antique et l’exil de la nuit.

Et soudain Philémon penchant sa tête inerte,
Devant l’horizon vide et la noirceur des cieux,
Vieillard abandonné dans sa maison déserte,
Mourut, sage et poète, en invoquant les Dieux.

Collection: 
1873

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