La Lyre d’airain

 
Quand l’Italie en délire,
L’Allemagne aux blonds cheveux,
Se partagent toutes deux
Les plus beaux fils de la lyre,
Hélas ! Non moins chère aux dieux,
La ténébreuse Angleterre,
Dans son île solitaire,
Ne sent vibrer sous sa main
Qu’un luth aux cordes d’airain.
Ah ! Pour elle Polymnie,
La mère de l’harmonie,
N’a que de rudes accents,

Et les bruits de ses fabriques
Sont les hymnes magnifiques
Et les sublimes cantiques
Qui viennent frapper ses sens.

Écoutez, écoutez, enfants des autres terres !
Enfants du continent, prêtez l’oreille aux vents
Qui passent sur le front des villes ouvrières,
Et ramassent au vol comme flots de poussières
Les cris humains qui montent de leurs flancs !
Écoutez ces soupirs, ces longs gémissements
Que vous laisse tomber leur aile vagabonde,
Et puis vous me direz s’il est musique au monde
Qui surpasse en terreur profonde
Les chants lugubres qu’en ces lieux
Des milliers de mortels élèvent jusqu’aux cieux !
Là tous les instruments qui vibrent à l’oreille
Sont enfants vigoureux du cuivre ou de l’airain ;
Ce sont des balanciers dont la force est pareille

À cent chevaux frappés d’un aiguillon soudain ;
Ici, comme un taureau, la vapeur prisonnière
Hurle, mugit au fond d’une vaste chaudière,
Et, poussant au dehors deux immenses pistons,
Fait crier cent rouets à chacun de leurs bonds.
Plus loin, à travers l’air, des milliers de bobines
Tournant avec vitesse et sans qu’on puisse voir,
Comme mille serpents aux langues assassines
Dardent leurs sifflements du matin jusqu’au soir.
C’est un choc éternel d’étages en étages,
Un mélange confus de leviers, de rouages,
De chaînes, de crampons se croisant, se heurtant,
Un concert infernal qui va toujours grondant,
Et dans le sein duquel un peuple aux noirs visages,
Un peuple de vivants rabougris et chétifs
Mêlent comme chanteurs des cris sourds et plaintifs.

Ô maître, bien que je sois pâle,

Bien qu’usé par de longs travaux
Mon front vieillisse, et mon corps mâle
Ait besoin d’un peu de repos ;
Cependant, pour un fort salaire,
Pour avoir plus d’ale et de bœuf,
Pour revêtir un habit neuf,
Il n’est rien que je n’ose faire :
Vainement la consomption,
La fièvre et son ardent poison,
Lancent sur ma tête affaiblie
Les cent spectres de la folie,
Maître, j’irai jusqu’au trépas ;
Et si mon corps ne suffit pas,
J’ai femme, enfants que je fais vivre,
Ils sont à toi, je te les livre.

Ma mère, que de maux dans ces lieux nous souffrons !
L’air de nos ateliers nous ronge les poumons,

Et nous mourons, les yeux tournés vers les campagnes.
Ah ! Que ne sommes- nous habitants des montagnes,
Ou pauvres laboureurs dans le fond d’un vallon ;
Alors traçant en paix un fertile sillon,
Ou paissant des troupeaux aux penchants des collines,
L’air embaumé des fleurs serait notre aliment
Et le divin soleil notre chaud vêtement.
Et, s’il faut travailler sur terre, nos poitrines
Ne se briseraient pas sur de froides machines,
Et la nuit nous laissant respirer ses pavots,
Nous dormirions enfin comme les animaux.

Pleurez, criez, enfants dont la misère
De si bonne heure a ployé les genoux,
Plaignez- vous bien : les animaux sur terre
Les plus soumis à l’humaine colère
Sont quelquefois moins malheureux que nous.
La vache pleine et dont le terme arrive

Reste à l’étable, et sans labeur nouveau,
Paisiblement sur une couche oisive
Va déposer son pénible fardeau ;
Et moi, malgré le poids de mes mamelles,
Mes flancs durcis, mes douleurs maternelles,
Je ne dois pas m’arrêter un instant :
Il faut toujours travailler comme avant,
Vivre au milieu des machines cruelles,
Monter, descendre, et risquer en passant
De voir broyer par leurs dures ferrailles,
L’œuvre de Dieu dans mes jeunes entrailles.

Malheur au mauvais ouvrier
Qui pleure au lieu de travailler ;
Malheur au fainéant, au lâche,
À celui qui manque à sa tâche
Et qui me prive de mon gain ;
Malheur ! Il restera sans pain.

Allons, qu’on veille sans relâche,
Qu’on tienne les métiers en jeu ;
Je veux que ma fabrique en feu
Écrase toutes ses rivales,
Et que le coton de mes halles,
En quittant mes brûlantes salles,
Pour habiller le genre humain,
Me rentre à flots d’or dans la main.

Et le bruit des métiers de plus fort recommence,
Et chaque lourd piston dans la chaudière immense,
Comme les deux talons d’un fort géant qui danse,
S’enfonce et se relève avec un sourd fracas.
Les leviers ébranlés entrechoquent leurs bras,
Les rouets étourdis, les bobines actives
Lancent leurs cris aigus, et les clameurs plaintives,
Les humaines chansons plus cuisantes, plus vives,
Se perdent au milieu de ce sombre chaos,
Comme un cri de détresse au vaste sein des flots…

Ah ! Le hurlement sourd des vagues sur la grève,
Le cri des dogues de Fingal,
Le sifflement des pins que l’ouragan soulève
Et bat de son souffle infernal,
La plainte des soldats déchirés par le glaive,
La balle et le boulet fatal,
Tous les bruits effrayants que l’homme entend ou rêve
À ce concert n’ont rien d’égal ;
Car cette noire symphonie
Aux instruments d’airain, à l’archet destructeur,
Ce sombre oratorio qui fait saigner le cœur,
Sont chantés souvent en partie
Par l’avarice et la douleur.

Et vous, heureux enfants d’une douce contrée
Où la musique voit sa belle fleur pourprée,
Sa fraîche rose au calice vermeil,
Croître et briller sans peine aux rayons du soleil,
Vous qu’on traite souvent dans cette courte vie
De gens mous et perdus aux bras de la folie,

Parce que doux viveurs, sans ennui, sans chagrins,
Vous respirez par trop la divine ambroisie
Que cette fleur répand sur vos brûlants chemins,
Ah ! Bienheureux enfants de l’Italie,
Tranquilles habitants des golfes aux flots bleus,
Beaux citoyens des monts, des champs voluptueux
Que le reste du monde envie ;
Laissez dire l’orgueil au fond de ses frimas !
Et bien que l’industrie, ouvrant de larges bras,
Épanche à flots dorés sur la face du monde
Les trésors infinis de son urne féconde,
Enfants dégénérés, oh ! Ne vous pressez pas
D’échanger les baisers de votre enchanteresse
Et les illusions qui naissent sous ses pas,
Contre les dons de cette autre déesse
Qui veut bien des humains soulager la détresse,
Mais qui, le plus souvent, ne leur accorde, hélas !
Qu’une existence rude et fertile en combats,
Où, pour faire à grand’peine un gain de quelques sommes
Le fer use le fer et l’homme use les hommes.

Collection: 
1841

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