Loin de tout ce qui brille et de tout ce qui tente,
Un brave petit peuple avait planté sa tente
Au désert, sur les bords de grands prés giboyeux,
Pour labourer le sol où chassaient leurs aïeux.
Bons, paisibles, naïfs, ne lisant qu’au grand livre
De Dieu, ne demandant rien que le droit de vivre
Et mourir à l’abri de toute agression,
Ils travaillaient avec la seule ambition
De léguer à leurs fils le petit coin de terre
Qu’ils arrosaient de la sueur du prolétaire...
La persécution les attaqua chez eux,
Et, sans même invoquer de prétextes oiseux,
Sur leurs biens, au soleil qui luit pour tout le monde,
S’en vint effrontément poser sa patte immonde.
Alors ces paysans, sans fusils, sans canons,
Retranchés sous les bois et dans leurs cabanons,
Défendant corps à corps leur franchise usurpée,
Furent tout simplement des héros d’épopée.
Ils vainquirent d’abord, mais on les écrasa.
Contre ces quatre-vingts rebelles on osa
― Deux grands cœurs ont depuis, sans morgue et sans faiblesse,
Reçu pour cet exploit des lettres de noblesse, ―
Risquer, durant trois jours de combats imprudents,
Cinq mille hommes de troupe armés jusques aux dents.
Mais l’on avait la ruse... et des parlementaires !...
Confiant dans l’honneur et la foi militaires,
Le chef, pour protéger les femmes, les enfants,
Se livra de lui-même aux vainqueurs triomphants.
Les fatigues, la faim, les anxiétés sombres
Avaient sur sa pensée, hélas ! jeté leurs ombres.
Les épreuves l’avaient vaincu ; la trahison
Dans son âme acheva de tuer la raison.
Sa vue eût attendri des loups ; mais l’Orangisme
Ne fut jamais suspect de sentimentalisme.
On fut clément pourtant : Riel, à son pied nu,
Ne dut traîner qu’un seul boulet. Du reste on eut
La générosité d’épargner la torture ;
On ne lui disloqua ni muscle ni jointure ;
Nuls brodequins, nuls fers rougis, nul chevalet ;
Rien qu’une chaîne avec un tout petit boulet !
Puis, vite un tribunal ! vite un jury complice !
Un juge bien choisi ! puis là, dans la coulisse,
La lèvre torse et l’œil tout injecté de sang,
Le Fanatisme avec son museau grimaçant !
― Mais cet homme n’a fait que défendre ses frères
Et leurs foyers.
― À mort !
― Mille actes arbitraires
Ont fait un drapeau saint de son drapeau battu...
― À mort !
― Mais songez-y, cet homme est revêtu
Du respect que l’on doit aux prisonniers de guerre :
Vous avez avec lui parlementé naguère.
― À mort !
― Mais tout rayon en lui s’est éclipsé ;
Allez-vous de sang-froid tuer un insensé ?
C’est impossible.
― À mort !
― Mais c’est de la démence ;
Pour lui le jury même implore la clémence...
― À mort !
― Un peuple entier réclame son pardon ;
Son supplice peut être un terrible brandon
De discordes sans fins et d’hostilités vaines..
― À mort ! à mort ! il a du sang français aux veines !
― Ah ! voilà son vrai crime ! eh bien, vous avez tort :
Un martyr ne meurt pas !
― À mort ! à mort ! à mort !...
À mort, soit. Mais la mort a des formes nombreuses.
Pourquoi ne pas prouver, en âmes généreuses,
Par des raffinements encore inusités,
Que l’on peut être artiste en fait d’atrocités ?
C’est là ce qui fut fait. De semaine en semaine,
De sursis en sursis, la justice inhumaine
Laissa flotter la corde au cou du condamné.
Tuer, c’est peu de chose ; un homme assassiné,
C’est bientôt fait ; ― pour mieux jouir de sa souffrance,
N’était-il pas charmant de laisser l’espérance
Luire un peu tous les jours au fond de son cachot ?
Pour qu’un cœur souffre bien, il faut le tenir chaud ;
Il faut multiplier les plaisirs que l’on goûte ;
Une belle agonie est superbe sans doute,
Mais trois ou quatre, c’est un spectacle de rois...
Lâches buveurs de sang ! pieds plats et fronts étroits !
Quand vous assouvissiez cette noble vengeance,
Là-bas, près d’un foyer éteint par l’indigence,
Que n’avez-vous aussi vu cette mère en pleurs,
Écrasée à genoux sous le poids des douleurs !
Cette épouse mourante, et, dans cette humble bière,
Cet innocent d’un jour, mûr pour le cimetière !
Quelle scène pour vous, magnanimes vainqueurs !
Mais vous n’avez pas vu tout ce deuil, ô grands cœurs !
Vous n’avez pu goûter le poignant de ce drame ;
Et la potence seule a réjoui votre âme...
Quel dommage !...
Ce fut un beau jour ; le soleil
Au loin s’était levé radieux et vermeil ;
Des reflets mordorés inondaient la prairie ;
L’horizon flamboyait comme un ciel de féerie ;
Dans les lointains rosés, le vent des grands déserts
Dormait silencieux dans le calme des airs ;
Tout s’était revêtu d’un aspect grandiose ;
La nature semblait fêter l’apothéose
D’un héros malheureux, d’un saint et d’un martyr !
Quand la trappe s’ouvrit, le choc dut retentir
Avec un bruit lugubre en mainte conscience.
Mais nul besoin d’avoir le don de prescience,
Pour savoir que, parmi les coupables, beaucoup
Subiront de ce choc le fatal contrecoup.
Il aura son écho funèbre dans l’histoire.
Elle fera subir un interrogatoire
Terrible, à ceux d’abord dont l’orgueil tout-puissant
Mit sur notre blason cette tache de sang ;
Puis à ceux-là surtout qui, par instinct servile,
Par froide convoitise ou par lâcheté vile,
En permettant ce crime ont offert notre front
Au stigmate brûlant d’un éternel affront !
Ah ! nos nobles aïeux endormis sous la pierre
En s’éveillant ont dû refermer leur paupière,
Quand ils ont vu des fils, parjures à leur nom,
Les laisser souffleter sans oser dire non.
Si leurs regards ont pu suivre ce drame sombre,
Comme leurs cœurs si fiers ont dû saigner dans l’ombre !
Comme ils ont dû d’horreur vous maudire, hommes faux,
Qui pour les opprimés dressez des échafauds !
Ah ! tremblez ! ces grands morts, que trouble dans leurs tombes
Le sang qui coule ainsi des chaudes hécatombes,
Ont des voix qui sauront remuer les vivants.
Les crimes ont toujours des effets dissolvants ;
Pourquoi des vieux griefs rouvrir l’ère fermée ?
L’expérience est là qui le dit, la fumée
Des bûchers trop souvent sait propager le feu.
Tremblez, vous dont l’audace ose ainsi tenter Dieu !
Tremblez, aveugles fous dont la haine et la rage
Préparent pour nos fils un avenir d’orage !
Celui dont le regard gouverne l’univers
Avait, dans sa sagesse, à des peuples divers
Donné ce sol fécond, en patrimoine libre.
L’esprit chrétien devait maintenir l’équilibre
Entre tous les enfants de ce commun berceau.
Leur paix dure depuis cinquante ans ; l’arbrisseau
Est devenu grand arbre, et couvre au loin la plaine ;
Malheur à ces serpents dont la néfaste haleine
Répand dans ses rameaux les souffles empestés
Des haines, des conflits et des rivalités !