I
Quand des antiques jougs l’humanité se lasse ;
Quand il est quelque part un peuple à secourir ;
Qui donc à l’horizon voyez-vous accourir ?
À genoux, opprimés ! c’est la France qui passe !
Sans espoir et sans Dieu l’enfant de la forêt
Traîne-t-il sa misère à l’autre bout du monde,
Qui donc va lui verser la lumière féconde ?
Nations, saluez ! car la France apparaît !
De l’immense avenir resplendissante aurore,
Pour vous joindre en faisceau, peuples de l’univers,
Faut-il percer les monts ou rapprocher les mers,
Paladin du progrès, la France arrive encore !
Faut-il protéger l’humble, écraser Attila,
Relever qui succombe, abaisser qui s’élève,
Vaincre et civiliser par le livre ou le glaive,
Vaillant soldat du droit, la France est toujours là !
La France est toujours là ! Même au jour des naufrages,
Comme un phare sublime aux rayons éclatants,
Elle se dresse au bord des abîmes du temps,
De son flambeau superbe illuminant les âges.
La France est toujours là ! Semeur des jours nouveaux,
Elle va prodiguant la divine semence,
Laissant par derrière elle une traînée immense
D’exemples immortels et d’immortels travaux.
Nobles rives du Rhône, et vous, bords de la Loire,
Tolbiac, Marignan, Cérisoles, Rocroy,
Denain, Ivey, Coutras, Bouvines, Fontenoy,
Dites-nous si le monde a connu plus de gloire !
Et vous, ô Friedland, Ulm, Austerlitz, Eylau,
Lodi, Wagram, orgueil du drapeau tricolore,
Vous qui, malgré Sedan, éblouissez encore,
Dites-nous si l’histoire offre un plus fier tableau !
II
France, recueille-toi ! France, l’heure est sacrée !
L’humanité n’est plus la lourde barque ancrée
Où les marins, croyant leurs labeurs achevés,
S’endormaient au soleil ou chantaient aux étoiles :
Désormais le vaisseau navigue à pleines voiles
Vers les grands horizons rêvés.
Timorés, faites place ! en arrière les lâches !
Voici pour les vaillants le jour des fières tâches.
Le dix-neuvième siècle est un vaste tournant
Où, presque épouvantés des étapes franchies,
Les peuples voient, au front des aubes rafraîchies,
Poindre l’avenir rayonnant.
Oui, tout droit devant nous l’astre promis flamboie ;
Jusqu’au fond du chenil où la routine aboie
Vont luire ses rayons si longtemps attendus.
Mais, hélas ! face à face avec d’autres problèmes,
Que d’hommes vont encor, groupes mornes et blêmes,
S’entre-regarder éperdus !
Comme pour transformer il faut souvent dissoudre,
Le nouvel avatar aura des coups de foudre,
Des chocs inattendus ; et, spectacle inouï,
Peut-être verra-t-on les nations sans nombre,
Qui se heurtaient naguère en trébuchant dans l’ombre,
Tâtonner le front ébloui.
Qui sera le sauveur ? quel bras puissant et libre,
De l’immense bascule assurant l’équilibre,
Saura maintenir l’ordre en ce fatal milieu ?
Quel timonier serein guidera le navire ?
Quelle main forcera l’Europe qui chavire
À servir les desseins de Dieu ?
Ô France, c’est à toi qu’incombe ce grand rôle.
Ton nom a résonné de l’un à l’autre pôle ;
Sous tous les cieux connus tes généreux enfants.
Fondant et délivrant par la croix ou l’épée,
Glorieux précurseurs d’une ère émancipée,
Se sont promenés triomphants.
Tes hauts faits ont rempli les annales humaines ;
Des sciences, des arts les plus secrets domaines
À tes hardis chercheurs n’ont plus rien à céler ;
Et si ton cœur palpite, et si ton front remue,
Troublée en son ennui, notre planète émue
Croit sentir son axe osciller.
Oui, ton passé fut beau ; superbe est ton histoire ;
Bien des siècles verront de ton ancienne gloire
Le socle à l’horizon du monde se dresser ;
Tes fils ont éclipsé tous les héros d’Homère...
Mais tout cela n’est rien ; c’est maintenant, ô mère !
Que ta tâche va commencer.
Tu seras ― et c’est Dieu lui-même qui t’y pousse ―
La pacificatrice irrésistible et douce.
Tu prendras par la main la pauvre humanité
Trop longtemps asservie à la haine ou la crainte,
Et tu la sauveras par la concorde sainte,
Par la sainte fraternité !
Aux sentiers belliqueux tu sus battre la marche,
France ; sois maintenant la colombe de l’arche,
Porte à tous l’olivier, c’est là ta mission ;
Calme, guéris, cimente, harmonise, illumine ;
Et par un sceau d’amour scelle l’œuvre divine
De la civilisation !
III
Mais pourras-tu suffire à cette tâche immense,
Patrie ? Autour de toi les peuples en démence
N’entraveront-ils pas ton généreux élan ?
Là-bas, aux bords du Rhin, le sabre du hulan
N’arrêtera-t-il pas ta poussée impuissante
Vers la terre promise où luit, incandescente,
L’aurore du progrès fraternel et fécond ?
Te verra-t-on faiblir au bord du Rubicon ?
Pour la première fois verrait-on, ― ô souffrance ! ―
Les mots «vaincre ou mourir» t’intimider, ô France ?
Non ! quel que soit l’obstacle à franchir ou briser,
Ton bras sait entreprendre et ton cœur sait oser.
En avant donc ! courage ! entre dans la carrière ;
Laisse les indécis regarder en arrière !
Toi, marche sans pâlir tout droit vers le grand but.
Pour le bonheur commun chacun son attribut :
Le tien, c’est d’affermir la nef européenne,
De retrouver l’Éden, de combler la Jéhenne,
De cimenter la paix entre tous les pouvoirs,
D’équilibrer partout les droits et les devoirs,
Aux rayons du progrès d’ouvrir toutes les caves,
D’apprivoiser les loups qui rodent les yeux caves,
Et, vers les grands sommets, dans les pures clartés
Que verse le soleil des saintes libertés,
― Sommets où l’avenir a taillé son domaine, ―
De diriger enfin la caravane humaine.
Oh ! la tâche est bien rude, et grave est le danger.
Je le sens, tu verras contre toi s’insurger
Avec les carnassiers leurs victimes sans nombre,
Les aveugles du jour et les hydres de l’ombre ;
Tu verras contre toi combattre au premier rang
L’esclave armé qui sert de rempart au tyran.
La lutte sera trop inégale peut-être.
Sous l’effort combiné du despote et du reître,
Peut-être verras-tu s’éclipser ton grand nom,
Et s’effondrer au choc ta puissance... Mais non !
Tu sauras museler cette meute hagarde.
Marche sous l’œil de Dieu qui là-haut te regarde ;
Va vers ta destinée à n’importe quel prix ;
Subis ta sainte loi : civilise... ou péris !
Oui, péris, s’il le faut, ― pardonne à ce mot sombre ! ―
Ainsi qu’un grand navire incendié qui sombre,
Ou plutôt comme l’astre immense qui s’éteint,
Le soir, dans les brasiers de l’horizon lointain,
Drapé dans les replis d’une pourpre sanglante,
Et qui, longtemps après que sa masse aveuglante
S’est engloutie au loin dans les cieux entr’ouverts,
De ses rayons mourants dore encor l’univers !
Et puis si les hiboux disaient : ― La France est morte !
On entendrait là-bas, de leur voix mâle et forte,
Nos enfants, relevant le drapeau des grands jours,
Crier au monde entier : ― La France vit toujours !