La Légende d’un peuple/Chénier

 
Elle fut magnanime, héroïque et sans tache,
Votre légende, ô fiers enfants de Saint-Eustache !

Quand le reste pliait ; quand, à Saint-Charle en feu,
Sacrifiant leur vie en un suprême enjeu,
Les hardis défenseurs de notre sainte cause,
Martyrs du grand devoir que la patrie impose,
Étaient morts aux lueurs de leurs foyers détruits ;
Quand les plus dévoués au loin s’étaient enfuis,
Traqués en malfaiteurs jusques à la frontière,
Et que les conquérants, avec leur morgue altière,
De leurs cris de triomphe insultaient les vaincus,
Vous, au sublime appel d’un nouveau Spartacus,
Voulûtes, réunis en phalange sacrée,
Défiant jusqu’au bout la puissance exécrée
Des tyrans désormais transformés en bourreaux,
Vaincre en désespérés ou mourir en héros !

Colborne et ses soldats, sinistre et lourd cortège,
S’avançaient en traînant leurs fourgons sur la neige.
L’invective à la bouche et la torche à la main,
Répandant la terreur partout sur leur chemin,
Ces preux, qu’on aurait dit recrutés dans les bouges,
S’approchaient, et de loin les uniformes rouges
Semblaient, mouvants replis, au front des coteaux blancs,
Comme un serpent énorme aux longs anneaux sanglants.

Ces reîtres sont joyeux ; déjà leur cœur savoure
Le plaisir qu’a le nombre à vaincre la bravoure.

En revanche, le ciel est triste et nuageux.
Ce matin-là, le jour, à l’horizon neigeux,
Tardif, n’avait jeté qu’une lueur blafarde.
Chénier toute la nuit avait monté la garde ;
Et puis, n’attendant plus que le fatal moment,
Longtemps, les yeux fixés au pâle firmament,
Tout rêveur, il se tint debout à sa fenêtre.
― Pleurez-vous ? fit quelqu’un. Il répondit : ― Peut-être !
J’aurais, ajouta-t-il sans trouble dans la voix,
Voulu voir le soleil pour la dernière fois.

À midi le canon tonna.

                               Silence morne,
Pas un bruit n’accueillit ce salut de Colborne.
Pour combattre avec chance, équipés à demi,
Il valait mieux laisser s’approcher l’ennemi.

Les insurgés s’étaient retranchés dans l’église ;
Cent hommes tout au plus, cent cœurs que paralyse
Le manque de fusils et de munitions.
Mais n’importe, chez eux nulles défections !
Armés ou désarmés, du premier au centième,
Tous sont prêts à combattre et résister quand même.
― C’est bien, leur dit Chénier un éclair aux sourcils,
Les mourants cèderont aux autres leurs fusils :
Nous en aurons bientôt assez pour tout le monde ! ―

Cependant au dehors la canonnade gronde ;
Le bourg est envahi, tous les chemins bloqués ;
Les affûts destructeurs sur l’église braqués,
Faisant sauter les ais, déchirant les murailles,
Lancent la foudre avec des paquets de mitrailles ;
Derrière un bataillon, un bataillon surgit,
Mêlant sa fusillade au canon qui mugit ;
L’église n’est bientôt qu’une vaste masure.

Mais, du haut des clochers et de chaque embrasure,
Les hardis assiégés ripostent fièrement.
Repoussant chaque assaut par un redoublement
D’efforts et de sang-froid, d’adresse et de courage,
Chénier se multiplie et tient tête à l’orage.
Sanglant, échevelé, noir de poudre, on le voit
Grandir en même temps que le danger s’accroît ;
Un officier anglais le somme de se rendre :
Le héros souriant lui répond : ― Viens me prendre ! ―
Et l’étend raide mort d’un coup de pistolet.

Mais, presque au même instant, un énorme boulet
Fait voler en éclats la grand’porte de chêne.
Alors des assiégeants la horde se déchaîne.
On envahit l’église armé jusques aux dents,
Et l’assaut du dehors recommence au dedans.

― Hourra ! criait Chénier ; hardi ! sus aux despotes !
Montrons-leur ce que c’est que des francs patriotes !...

Et des jubés croulants, du haut des escaliers,
À l’abri de l’autel, derrière les piliers,
De partout corps à corps s’engagea la mêlée.

La lutte fut sauvage, implacable, affolée.
Nul temps de recharger les armes, à ce point
Qu’on se prend aux cheveux, qu’on se frappe du poing.
Ils sont deux mille au moins contre cent, mais n’importe
On se tue au balustre, on s’écrase à la porte ;
La masse ondule ; on va poussant et repoussant,
Fou de rage, assoiffé de carnage et de sang...
Enfin l’Anglais recule, et Colborne en furie
Est forcé de plier devant Chénier qui crie :
― Victoire, mes enfants ! victoire, grâce à Dieu !

Un cri désespéré lui répondit :
                                     ― Au feu !

Ces forts, voyant contre eux tourner la tragédie,
Avaient à leur secours appelé l’incendie.
Ils avaient fait leur œuvre, et l’église brûlait :
L’espoir, l’espoir dernier des héros s’envolait.
Il ne leur restait plus qu’à succomber en braves.

Du portail à l’abside et des clochers aux caves,
La flamme faisait rage. Alors l’œil ébloui
Vit là se dérouler un spectacle inouï.
Pendant que du brasier les spirales rampantes
Sapaient les murs noircis et rongeaient les charpentes,
Et, que, dans les horreurs d’un vaste embrasement,
L’édifice flambait, ― de moment en moment,
Du haut de la bâtisse à demi consumée,
Aux lueurs des éclairs, au sein de la fumée,
Dans les crépitements et les coups de fusils,
Aux clameurs des Anglais d’épouvante saisis,
Ensanglanté, farouche, au bord d’une fenêtre,
On voyait tout à coup comme un spectre apparaître,
Et lancer aux vainqueurs, dont sa haine fait fi,
Un dernier coup de feu dans un dernier défi !

Il en périt beaucoup dans les flammes. Le reste
Des vaincus dut subir un sort non moins funeste.
Sitôt que, poursuivi par le feu qui le mord,
Quelque insurgé tentait de s’échapper : ― À mort !
Il tombait fusillé par une balle anglaise.
Chénier, dernier de tous, sortit de la fournaise.

La scène ne dura que deux minutes, mais
Ceux qui purent la voir ne l’oublieront jamais.
Le héros, en sautant du haut d’une croisée,
S’affaissa sur le sol une jambe brisée.
Ce n’est rien ! sous le plomb qui grêle à bout portant,
Chénier sur un genou se relève un instant ;
Il se dresse, aveuglé de sang, l’habit sordide,
Défiguré, hagard, effroyable, splendide ;
Et, pour suprême insulte à la fatalité,
Le fier mourant cria :
                            ― Vive la liberté !

Puis dans le tourbillon, la poudre, le vacarme,
Par un dernier effort il déchargea son arme.
Un nouvel ennemi tomba, mais ce fut tout :
Colborne et ses soudards étaient vainqueurs partout !
Ce qui suivit eût fait rougir des cannibales.

On traîna de Chénier le corps criblé de balles ;
Un hideux charcutier l’ouvrit tout palpitant ;
Et par les carrefours, ivres, repus, chantant,
Ces fiers triomphateurs, guerriers des temps épiques,
Promenèrent sanglant son cœur au bout des piques...

Puis la torche partout ! les braves en avant !
On brûla les maisons, on brûla le couvent ;
Si quelque humble demeure échappait mi-détruite,
C’est que l’on pourchassait quelques femmes en fuite.
De quartier nulle part, nulle compassion ;
Partout pillage, vol et dévastation !
Les vieux citent encor des traits épouvantables :
On sabrait dans les lits, on sabrait sous les tables ;
Tuer des prisonniers, éventrer des mourants,
C’étaient nobles exploits. Un enfant de quatre ans
Est là tout étonné qui regarde et qui flâne ;
Un des braves l’ajuste et lui brise le crâne...
Ce brave eut un procès, mais il fut acquitté,
N’ayant au fond puni qu’un petit révolté !
Enfin, le lendemain, ces nobles Alexandres
Laissaient par derrière eux trois villages en cendres !

C’est à ces durs prix-là ― sombre nécessité ! ―
Que tout peuple naissant t’achète, ô Liberté !

Collection: 
1859

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