La Justice/Veille V

 


Les besoins sont, hélas ! Des douleurs agressives.
Repu, le tigre est tendre, il lèche ses petits ;
Mais quand monte le flux de ses grands appétits,
Il découvre en miaulant ses crocs jusqu’aux gencives.

Satisfait, l’homme est doux, ses haines sont oisives ;
Mais quand les vrais besoins aux conseils de bandits
Le poussent, maigre, au seuil des festins interdits,
Il montre à nu ses droits comme des incisives.

Ô Lycurgue, ô Solon, vos lois sont un rempart
Que ronge nuit et jour la meute inassouvie,
Dont l’instinct pour sévir attend votre départ ;

Car dans l’espèce humaine, aux codes asservie,
Entre les combattants du champ clos de la vie
Vous limitez le droit sans assurer la part.

Les chartes naissent des discordes.
Songe aux temps des désirs sans lois,
Quand erraient en farouches hordes
Les premiers hommes dans les bois ;

Vois-les tout nus livrer bataille
À des animaux insoumis
Monstrueux de forme et de taille,
Vois-les tous entre eux ennemis.

Aux engins de chasse et de pêche,
Aux armes, vois-les tour à tour
Adjoindre le fuseau, la bêche,
Puis le bœuf instruit au labour ;

À la tente de peaux compare
Le stable abri, même d’un gueux.

Je vois l’appétit, moins fougueux,
Redevenir aussi barbare.

Le besoin, fondateur des États, les détruit.
D’abord, dans la tribu, les mœurs patriarcales
Mesurent le travail aux forces inégales,
Et selon l’âge et l’œuvre en partagent le fruit.

Puis l’orgueil des aînés, le premier mur construit,
La guerre, l’or conquis sur les cités rivales,
Les trompettes d’airain des marches triomphales,
Enseignent le loisir, le faste et le vain bruit.

Les captifs sont changés en instruments serviles
Pour féconder les champs et décorer les villes,
Bienfaiteurs méprisés par les vainqueurs ingrats.

Puis, de ses vieux tyrans famélique nourrice,
La plèbe arme contre eux sa haine accusatrice,
Ou n’a, pour les punir, qu’à se croiser les bras.

Elle aime mieux lutter sans trêve,
Et d’âge en âge s’enrichir,
Et s’éclairer, pour s’affranchir.
Le progrès ne fait jamais grève !

Pendant que le victorieux
Déchoit, moins brave et moins robuste,
La table des lois passe au juste,
Et la terre aux laborieux ;

L’échange et l’équité compensent
Et mêlent les fruits différents ;
Ceux-ci labourent, ceux-là pensent,
Tous alliés, tous conquérants !

Sur les castes, sur les frontières
Les siècles passent leurs niveaux !

Je vois toujours mêmes rivaux :
Les fauves et les bestiaires.

Brute qui bats ta femme et dis : « Mort aux tyrans ! »
Qui ne lui parles point sans l’appeler carogne,
Et, misérable roi, t’indignes sans vergogne
De n’être pas nommé citoyen par les grands !

Et toi, plus insensé, né dans les premiers rangs,
Qui, réprouvant cet acte et ce propos d’ivrogne,
Trouves le meurtre en masse une noble besogne,
Et t’adonnes, plus vil, à des vices moins francs !

Par le sang de la guerre ou par le vin du bouge
Grisés comme taureaux affolés par le rouge,
Qui peut croire qu’un jour vous vous embrasserez ?

Qui jamais abattra le rempart séculaire
Fait de pavés croulants, de trônes effondrés,
Qu’entre vous ont dressé la peur et la colère ?

Je sais, je sais quel souvenir
T’obsède et t’assombrit encore :
Le plus difficile à bannir
Est toujours celui qu’on abhorre.

L’histoire sans sérénité
N’est pourtant qu’une calomnie ;
Vois d’assez haut l’humanité
Pour en embrasser l’harmonie ;

Pour y mieux juger, de moins près,
L’ordre futur qui s’y dessine,
Le peuplier qui prend racine
Et va dépasser les cyprès ;

Pour voir enfanter la justice
Loin des cris de l’accouchement !

Je doute fort qu’il aboutisse,
L’accoucheur y va mollement.

Au fond, posséder tout, hommes, bêtes et choses :
Les hommes, par le droit, la guerre, ou le discours ;
Les bêtes, sans pudeur, par des moyens plus courts ;
Les choses, par l’argent et les murailles closes ;

C’est votre but secret, bons rois maudits sans causes,
Doux marchands, ouvriers équitables toujours,
Laboureurs, si naïfs étant nés loin des cours,
Penseurs amis du vrai, rêveurs amants des roses.

Oh ! qui n’envie un peu le trésor de Crésus,
La force de César, le charme de Jésus,
Tous les pouvoirs fameux qui règnent sur le monde ?

Qui ne sent un désir trop avide et trop fier
Égaré dans son cœur, comme au fond de la mer
Roule une coupe d’or sous la vase profonde ?

Cette coupe d’or du désir,
Vers tous les infinis tendue,
Nous est offerte, et nous est due,
Car seuls nous la pouvons saisir !

Les siècles tour à tour y viennent.
Verser leur tribut au nectar
Que font plus doux ceux qui la tiennent
Pour ceux qui la tiendront plus tard !

S’il s’y mêle encore une haleine
De fange, de sang et de fiel,
Devons-nous dédaigner son miel,
Ou la renverser presque pleine ?

Elle n’est jamais sans saveur :
Un pleur même y devient suave !

Mais l’échanson, c’est un esclave ;
Un maître énervé, le buveur.

On voit des pucerons réduits en esclavage,
Rassemblés en troupeaux et traits par les fourmis ;
Le plus humble génie a des vaincus soumis,
Et l’on devient tyran dès qu’on n’est plus sauvage.

Combien d’humains troupeaux, fruits d’un docte élevage,
À qui les hauts loisirs ne sont jamais permis,
Et que, loin des forêts, sous le joug endormis,
L’antique faim toujours, mais plus lente, ravage !

Que de peuples se sont à se polir usés !
Nés fiers, et qu’ont rendus serviles et rusés
L’intrigue aux mille rets, l’échange aux mille chaînes !

Que de progrès honteux fit la peur de la mort,
Quand la paix sans amour, trêve instable des haines,
Déshonorant le faible eut désarmé le fort !

Calomniateur ! accompagne,
Accompagne en esprit mon vol ;
Viens voir, du haut de la montagne,
Le labour enrichir le sol,

Les grandes villes boire aux fleuves,
Et des gravois des vieilles tours
Surgir gaîment les cités neuves,
Plus florissantes tous les jours.

L’œuvre des nobles servitudes,
Des pactes saints que tu maudis,
Succède au chaos d’herbes rudes
Où les fauves rôdaient jadis.

Salut à la terre promise
Où triomphe aujourd’hui l’espoir !

Trop d’hommes sont morts sans la voir,
Pour qu’un triomphe y soit de mise.

Nous prospérons ! Qu’importe aux anciens malheureux,
Aux hommes nés trop tôt, à qui le sort fut traître,
Qui n’ont fait qu’aspirer, souffrir et disparaître,
Dont même les tombeaux aujourd’hui sonnent creux !

Hélas ! leurs descendants ne peuvent rien pour eux,
Car nous n’inventons rien qui les fasse renaître.
Quand je songe à ces morts, le moderne bien-être
Par leur injuste exil m’est rendu douloureux.

La tâche humaine est longue, et sa fin décevante :
Des générations la dernière vivante
Seule aura sans tourment tous ses greniers comblés ;

Et les premiers auteurs de la glèbe féconde
N’auront pas vu courir sur la face du monde
Le sourire paisible et rassurant des blés.

Notre sort sera misérable
Aux yeux de nos derniers neveux ;
Pourtant le leur, plus désirable,
N’est jamais l’objet de nos vœux :

C’est que les biens futurs ne peuvent
Nous tenter que s’ils ont des noms ;
Les biens connus seuls nous émeuvent,
Car seuls nous les imaginons.

Plains les morts d’avoir fait la perte
Du pauvre champ qu’ils ont aimé,
Mais non de n’avoir pas semé
La graine après eux découverte.

La richesse des cœurs suffit
De tout temps à dorer la vie !

Cet or-là fait peu de profit
À la fringale inassouvie !

Je sais donc maintenant, pour l’avoir affronté,
Quel monstre ancien, tapi sous sa brillante robe,
Aux regards éblouis l’humanité dérobe,
Quels aveugles instincts forment sa volonté.

Mais à voir son grand air, sa foi dans sa bonté,
Son rire olympien sur un infime globe,
Je cherche, en son cerveau malsain, l’étrange lobe
Où siège et se nourrit son orgueil indompté ;

J’y cherche le sinus profond où se recrute
Sous sa couronne d’or le vieux levain de brute
Qui fermente toujours, plèbe et tyrans, en vous.

Demander la justice à cette souveraine,
Autant la demander à quelque pauvre reine
Au bandeau de clinquant, dans une cour de fous !

Dors ! Tu sentiras à l’aurore
Je ne sais quel bien-être en toi,
Léger, sublime et sage, éclore,
Fait de gratitude et de foi.

À l’air terrestre, au jour solaire
Ouvrant les yeux et les poumons,
Tu laisseras le ciel te plaire
Et tu diras encore : « Aimons ! »

Car ce monde maudit, tu l’aimes !
Et, si la mort s’offrait ce soir,
Tu renirais tous tes blasphèmes,
Guéri de ton vain désespoir.

On se plaît à rêver qu’on sombre,
En s’endormant sûr du réveil.

Je crains la menace de l’ombre,
Mais je ne tiens plus au soleil.

Collection: 
1886

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